Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité

Dans mon chapeau...

Dans mon chapeau...
21 août 2009

Parce que c'était lui? Parce que c'était moi?

"Les versets sataniques" de Salman Rushdie51P8Z6FMT0L__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Pocket, 2000, 703 pages, isbn 2266098047

(traduit de l'Anglais par A. Nasier)

En nous contant dans ses "Versets sataniques" les destinées de Gibreel Farishta et de Saladin Chamcha, survivants – miraculés - d'une catastrophe aérienne, Salman Rushdie a entrepris de brasser une grande diversité de thèmes et de problématiques. La question de l'expérience religieuse qui hante continuellement les rêves de Gibreel, jusqu'à lui faire perdre le sommeil. Celle de l'exil, de la rencontre et du mélange des cultures, de la perte et donc de la quête d'identité qui en découle. Et un grand cri de révolte contre le racisme ordinaire de l'Angleterre tatchérienne, et l'accueil qui y était réservé aux émigrés trop souvent entassés dans des logements insalubres*...

Il y a là ample matière pour de passionnantes réflexions, et cette matière est traitée avec toute l'inventivité et la fantaisie que l'on peut attendre de l'auteur des "Enfants de Minuit". Chaque page de ce livre regorge de surprises, allant de subtiles allusions littéraires (et comment ne pas voir, dans l'épisode de la métamorphose de Saladin Chamcha, un clin d'oeil à Franz Kafka et à son Gregor Samsa?) à de forts traits d'humour noir... Et pourtant, si inconcevable que cela puisse paraître, et malgré le plaisir et l'intérêt que j'ai trouvés la plupart du temps à la lecture de ces "versets", je me suis – aussi - un peu ennuyée face à ce monde foisonnant certes, mais qui est toujours resté bien sagement collé à ses feuillets de papier, sans prendre chair et vie à mes yeux. C'est donc sur une impression en demi-teintes que j'ai refermé ce roman: une impression mitigée qui s'est vue encore renforcée par la lecture du recueil d'essais et d'articles paru sous le titre de "Patries imaginaires", où Salman Rushdie revient sur les débats – le scandale - qui ont entouré la parution des "Versets sataniques", tout en précisant longuement les intentions (au demeurant des plus méritoires et respectables) qui ont présidé à l'écriture de ce livre dans des textes qui m'ont paradoxalement paru bien plus chargés de vie et d'émotions que le roman lui-même.

Somme toute, je dirais qu'en ce qui me concerne le monde d'expériences et de sentiments que l'auteur a voulu transmettre dans "Les versets sataniques" ne passe pas la rampe, occulté plutôt que révélé par une construction romanesque soigneusement élaborée (ça, c'est incontestable et qu'on me comprenne bien: je ne le conteste pas!). Concluant une critique enthousiaste d'un roman de l'écrivain allemand Siegfried Lenz, Salman Rushdie évoquait "a world so beautifully and completely realized that, for all its apparent alienness, it rapidly becomes our own."** ("Imaginary homelands", p. 287). C'est cette impression-là que j'avais éprouvée, il y a quelques années déjà, lors de ma découverte des "Enfants de Minuit" qui m'avait complètement éblouïe. C'est cette impression-là que malheureusement je n'ai pas retrouvée à la lecture des "Versets sataniques". Cela ne s'explique pas vraiment. C'est arrivé parce que c'était ce livre-là. Parce que c'était moi. Ou parce que c'était ce moment-là qui n'était pas le bon. Allez savoir. Mais reste que cette impression-là m'a terriblement manquée. Que cela ne vous empêche pas pourtant de vous former votre propre opinion des "Versets sataniques": ce livre en vaut la peine. Et surtout: lisez "Patries imaginaires"!

* Ces thématiques sont d'ailleurs largement traitées dans le recueil d'essais et d'articles intitulé "Patries imaginaires".
** "Un monde si parfaitement et complètement réalisé que, en dépit de ses apparences d'étrangeté, il devient très vite nôtre." (traduction Fée Carabine)

Un autre livre de Salman Rushdie, dans mon chapeau: "Patries imaginaires"

Salman Rushdie était l'auteur des mois de juin et juillet 2009, sur Lecture/Ecriture.

Publicité
20 août 2009

Coup d'oeil indiscret sous les couvertures...

imagetoiteurope_52a0d"Les toits de l'Europe"
Paris, Cité de l'architecture et du patrimoine (Coupole de Cahors)
Du 8 juillet au 7 septembre 2009

Les toits - plus particulièrement les charpentes dissimulées au regard extérieur sous les couvertures de plomb ou d'ardoise, et qui ne sont généralement pas accessibles au public par l'intérieur - sont trop souvent négligés des amateurs du patrimoine architectural. Couronnant des années de recherches menées en collaboration par plusieurs équipes européennes, la petite exposition qui se tient en ce moment dans la grande coupole de la galerie des peintures, à la cité de l'architecture et du patrimoine du palais de Chaillot, vient donc fort à propos combler une véritable lacune.

On y découvrira, en l'espace d'une vingtaine de vitrines à la présentation très didactique, un exposé succinct des techniques (et des outils) de charpenterie, ainsi que des principes de la dendrochronologie*. Le tout est complété par une sélection de maquettes de charpentes remarquables, dont les modèles n'ont malheureusement pas tous survécu jusqu'à nos jours. A ce titre, la maquette de l'ancienne charpente de la cathédrale de Reims, détruite par un incendie pendant la première guerre mondiale et remplacée ensuite par une charpente en béton armé, mérite sans doute une attention particulière...

Voilà donc une exposition très recommandable (en dépit de sa petite taille) pour tous les curieux du patrimoine architectural. Et puis, on peut toujours poursuivre la visite par une exploration de la galerie des peintures de la cité de l'architecture et du patrimoine (où le moins que l'on puisse dire est que les visiteurs ne se marchent pas sur les pieds ;-): ce n'était pourtant pas sans intérêt même s'il y faisait un peu chaud....) 

* Pour faire très très court, la dendrochronologie est une technique d'analyse qui permet de dater des échantillons de bois à partir d'une mesure des épaisseurs des cernes de croissance, et cela pour autant qu'un certain nombre de conditions (statistique d'échantillonage suffisante, disponibilité d'une courbe de référence appropriée, etc...) soient satisfaites...

La présentation de l'exposition, sur le site de la cité de l'architecture et du patrimoine.

18 août 2009

Elégie pour une cité disparue

19041243_w434_h_q80"Of time and the city" de Terence Davies
(documentaire)

Après deux premiers longs métrages remarqués, "Distant voices, still lives" et "Long day closes", où il évoquait déjà la Liverpool ouvrière de son enfance, Terence Davies s'était quelque peu éloigné de sa ville natale en portant à l'écran les livres de deux auteurs américains. Et si son adaptation de "La bible de néon" de John Kennedy Toole était à bien des égards un film touchant, "The House of Mirth" (en V.F.: "Chez les heureux du monde"), d'après le roman d'Edith Wharton, s'est vu littéralement sabordé par une monumentale erreur de casting - Gillian Anderson incarnant Lily Bart avec toute la souplesse et la sensibilité d'un manche de brosse.

Son nouveau film, "Of time and the city", marque donc son retour à ses premières amours: la famille, la musique - Mozart, Mahler... mais pas les Beatles qui ne font qu'une apparition-éclair. Et bien sûr Liverpool dont il nous offre ici un portrait intimiste en forme d'élégie pour les quartiers ouvriers pauvres mais chaleureux de l'immédiat après-guerre qui ont depuis lors cédé la place à de sinistres tours HLM... Ce sont cinquante années de la vie d'une ville retracées avec un art consommé du collage dont surgit une vision totalement originale et personnelle, à l'instar de ce qu'avait fait Hélène Frappat dans son récit "Sous réserve": collage d'images d'archives et de prises de vue contemporaines, collage aussi des mots de Terence Davies et de ceux des poètes, T.S. Eliot, Emily Dickinson, James Joyce ou Anton Tchékhov... Le ton se fait tour à tour caustique, tendre ou mélancolique sans pourtant jamais sombrer dans la sinistrose. Car ce film-hommage à une cité disparue est aussi traversé, continuellement, par les silhouettes de bambins sommeillant dans leurs poussettes ou trottinant d'un pas encore mal assuré. Car "Of time and the city" est aussi le portrait d'une ville dont l'avenir reste à écrire...

C'est un film comme aucun autre. Un film que nul autre que Terence Davies n'aurait pu réaliser. Et c'est, aux côtés de "Two lovers" de James Gray, un des plus beaux films de l'année. Il n'est pas du tout distribué comme il le mériterait. Mais ne le ratez pas s'il passe près de chez vous!

Le site officiel du film

Et le site de l'écran total, où "Of time and the city" était présenté dans le cadre du cycle "documentaires".

17 août 2009

Ce n’est pas le Montana. Mais ça y ressemble!

"La vraie vie (Le retour à la terre, tome 1)" de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet413N3P7X5ZL__AA75_
4 ½ étoiles

Dargaud/Poisson pilote, 2007, 48 pages, isbn 9782205057331

Facile de planter le décor du "retour à la terre" en deux coups de cuillère à pot: c’est l’autobiographie de Manu Larcenet scénarisée par son copain Jean-Yves Ferri, ou comme le dit Manu : "C’est moi vu par Ferri mais dessiné par moi! Sauf que, quand Manu dessine, je change de style pour pas qu’on voie qu’il dessine comme moi…". Bon, faut suivre, mais si ça paraît compliqué comme ça, c’est très simple quand on prend l’histoire depuis le début. Et c’est vrai que là, j’anticipe un peu*…

Donc, "le retour à la terre" nous raconte l’histoire d’un dessinateur de BD, Manu Larssinet, et de sa compagne Mariette, qui en ont assez de leur vie à Juvisy, des gaz d’échappement et des embouteillages et qui décident de partir s’installer à la campagne, aux Ravenelles. Et "La vraie vie" nous offre le récit de leur installation: la désaccoutumance nécessaire pour ne plus confondre les silos à grains avec un Virgin Megastore, les rencontres avec les autochtones (Mr Henry, le maire, l’ermite et la mère Mortemont) qui parlent un drôle de patois et l’épreuve du premier hivernage. Et c’est que les Ravenelles, ce n’est pas le Montana que décrit Rick Bass dans "Winter" ou "Le livre de Yaak", mais ça y ressemble bien plus qu’on ne pourrait le penser a priori! Les hivers y sont rudes, et on se sent bien loin de tout, de la civilisation et de son monde trépidant.

Le dessin de Manu Larcenet n’est pas de ceux qui me séduisent immédiatement, avec ses bouilles à peine esquissées, ses gros pifs, ses petits yeux tout noirs et le nœud improbable de Mariette, trônant au sommet d’une couette à la Fifi Brindacier. Et pourtant, je n’ai pas tardé à tomber sous le charme de ces gags d’une demi-page, qu’on peut grignoter par tout petits bouts comme on peut dévorer tout l’album d’un seul trait. C’est tout simplement dé-sar-mant :-). Et je ne compte vraiment pas m’arrêter au premier tome…

Extrait:

 

Retour___la_terre_1

(p. 12)

* Voir "Les projets (Le retour à la terre, tome 2)" (p. 19)

Les autres épisodes: "Les projets (Le retour à la terre, tome 2)", "Le vaste monde (Le retour à la terre, tome 3)", "Le déluge (Le retour à la terre, tome 4)" et "Les révolutions (Le retour à la terre, tome 5)"

15 août 2009

"La nuit où tombent les pommes"

à  Semion Lipkine

C'est la mi-août déjà. Sur les talus,
le soir, des châles légers se promènent.
Il est temps pour les nobles guêpes
de jouer les pique-assiettes en cuisine.

Comme les femmes lisent le sort des confitures -
vigilante paresse, aveugle attention -,
je regarde par la fenêtre où habite le temps,
masqué en écoulement finissant de l'été.

Seule une image littéraire s'offre
au festin des guêpes: point de fruits au sucre.
Une mixture plus puissante mijote ici,
qui d'un oeil innocent vous dévore tout vif.

Un tel été jamais ne m'arriva.
- Ça n'arrivera plus! m'assure quelqu'un.
Je sursaute: une pomme est tombée
pour consolider ce verdict.

Mon coeur effarouché part au trot de la vie,
le pauvre: il bat si minutieusement.
Se pourrait-il que le néant si proche
soit bavard comme une sotte voisine?

Mais non, c'est août, et les pommes qui tombent.
Je n'ai pas reconnu le sens de cette chute.
Au refus de comprendre répond, agacé,
l'incontestable martèlement contre le toit.

Qu'il en soit donc ainsi. Mieux vaut faire court.
Je veille la nuit de la chute des pommes.
Croquante, piétinant la terre féconde,
la vie gentille rentre de promenade.

(Taroussa, 15-25 août 1981)

Bella Akhmadoulina, "Histoire de pluie et autres poèmes", Buchet/Chastel, 2009, pp. 86-87 (traduit du Russe par Christine Zeytounian-Beloüs)

Publicité
13 août 2009

Célébration des noces troubles de l’Art et du Politique

"Les Onze" de Pierre Michon31GQxeQRIWL__SL160_AA115_
5 étoiles

Verdier, 2009, 137 pages, isbn 9782864325529

On s’en approche à pas prudents. Sur la gauche. Puis sur la droite. On penche la tête pour s’affranchir d’un reflet dans la vitre pare-balles. On s’en éloigne. On se retourne pour lire le panneau explicatif placé à l’entrée de la salle. Littéralement, on tourne autour de ce tableau – "Les Onze", la représentation par François-Elie Corentin du Comité de salut public de 1794, un des plus beaux fleurons des collections du musée du Louvre.

On tourne autour, tant Pierre Michon multiplie les biais et les détours, pour nous évoquer – avec une rare puissance de suggestion - ce tableau parfaitement imaginaire. Oeuvre fictive d’un artiste qui l’est tout autant, mais dont l’auteur nous retrace ici longuement les origines et la vie, de sa naissance dans un modeste manoir des bords de Loire – fils d’un père absent qui sacrifia sa famille pour poursuivre sans succès la carrière des Lettres – à sa formation auprès de Giambattista Tiepolo, qui aurait prêté les traits de son jeune élève à l’un des pages des fresques du palais épiscopal de Wurtzbourg, et à son amitié avec Collot, membre – justement – du Comité de salut public.

Au fil des innombrables digressions et des longues périodes de la prose de Pierre Michon, l’illusion de réalité est parfaite. On croit vraiment pouvoir se retrouver face à ce tableau des "Onze", au détour d’un couloir du musée du Louvre. Tout comme on en vient sans peine à croire à l’existence de François-Elie Corentin. Cela seul est déjà, en soi, assez bluffant, mais c’est loin d’être tout ce qu’il y a à ce long récit d’une sombre beauté. Car on a rarement célébré, avec autant d’éloquence, les noces troubles de l’Art et du Politique. Ce que l’Art peut montrer, obéissant aux volontés de ses commanditaires, à leurs agendas les plus secrets et ambigus. Et plus encore ce que l’Art montre par-delà les volontés de ceux qui le paient - dépassant ainsi, et de loin, ceux qu’il était supposé servir. Ce mystérieux supplément d’âme que les artistes, parfois, pressentent, tel François-Elie Corentin recevant cette ultime et prestigieuse commande de la bouche de Collot: "Corentin ne rit pas. Peut-être qu’il n’écoute pas Collot, mais il le regarde. Il se dit avec une sorte de joie que le zèle compatissant pour les malheureux et la plaine des Brotteaux, la table inhospitalière et la lande de Macbeth, la main tendue et le meurtre, nivôse et avril, c’est dans le même homme. C’est dans Collot, un des onze hommes qu’il va peindre. Il se dit encore que tout homme est propre à tout. Que onze hommes sont propres à onze fois tout. Que cela peut se peindre." (p. 119)

Ce récit âpre et goûteux, magnifique d’intelligence, est le premier que je lis de Pierre Michon. Mais ce ne sera certainement pas le dernier, tant il me laisse en proie à une admiration sans mélange…

Extrait:

"Vous imaginez cela, Monsieur, au temps de la douceur de vivre? Elle n’est telle que parce qu’elle n’est plus, c’est vrai, mais comme il est doux d’y rassembler nos rêves, de leur donner la becquée dans ce nid germanique, oh à peine germanique, vénitien de par-delà, simplement. Ils viennent là au premier coup de trompette, nos rêves, ils connaissent le chemin. Ils accourent comme des poussins sous leur mère. Ils savent bien qu’elle est là, la douceur de vivre, - à moins qu’ils ne le croient increvablement. Le temps de la douceur de vivre, on veut donc croire que c’était, et c’était peut-être en vérité, celui où Giambattista Tiepolo de Venise, c’est-à-dire un géant, un homme de la carrure de Frédéric Barberousse, en plus pacifique, employait trois années de sa vie (trois années de la vie de Tiepolo, qui ne voudrait les voir sortir de son petit cornet à dés?) employait trois années au fond de la Germanie sur un plafond par-dessus un escalier, à montrer, peut-être à démontrer, comment les quatre continents, les quatre saisons, les cinq religions universelles, le Dieu trois qui est un, les Douze de l’Olympe, les quatre races d’hommes, toutes les femmes, toutes les marchandises, toutes les espèces, mais oui : - le monde -, comment donc le monde toutes affaires cessantes accourait des quatre orients pour faire hommage lige à Carl Philipp von Greiffenclau son suzerain, qui est peint au beau milieu au point de jonction des quatre orients, comme au quai de débarquement du fret universel, et dont on reçoit en plein l’image triomphale quand on arrive sur la dernière marche – Carl Philipp, suzerain des quatre orients, prince-évêque électeur, torve du visage, large de ceinture, d’épaules étroites, d’âge incertain, de pouvoir plus incertain, frotté de vers latins, d’escarcelle grande ouverte et de mœurs un peu dissolues car par ailleurs, sous son effigie sur les degrés de Carrare, il poursuivait à coups de cannes un rapin français qui lui soulevait des filles." (pp. 18 -19)

Peut-être les longues descriptions des fresques réalisées par Giambattista Tiepolo au palais épiscopal de Wurtzbourg vous donneront-elles l'envie de retrouver plus longuement le peintre vénitien. Aussi, voici quelques suggestions de lecture, autour de Tiepolo: "La ville invisible", beau roman d'Emili Rosales qui y évoque avec sensibilité la période madrilène du peintre, et bien sûr, "Giambattista Tiepolo - l'oeuvre peint" de Massimo Gemin et Filippo Pedrocco.

On trouvera aussi, sur la toile, une lecture des "Onze" par Angèle Paoli sur son blog Terres de femmes,  une autre par Pierre Assouline sur La république des livres, et une autre encore par Mapero sur Wodka.

12 août 2009

Auguste Rodin portraitiste

affportg1"La fabrique du portrait - Rodin face à ses modèles",
Paris, Musée Rodin,
Du 10 avril au 23 août 2009

C'est certes un petit musée que le Musée Rodin, mais si agréable que l'on peut y revenir encore et encore, sans se lasser, en particulier par une belle journée d'été où il fait bon flâner dans les jardins tandis que le soleil joue à cache-cache avec quelques moutons blancs, renouvelant ainsi continuellement les jeux de lumière qui animent les sculptures du maître, et les oeuvres de celle qui fut son amante et sa plus brillante élève - Camille Claudel. Et si les charmes du jardin et de la collection permanente du musée ne suffisent pas à vous attirer rue de Varenne, peut-être vous laisserez-vous tenter par la belle exposition, intitulée "La fabrique du portrait", qui s'y tient encore jusqu'au 23 août.

IMG_1198

Auguste Rodin, Les trois ombres, Paris, Musée Rodin (Cliché Fée Carabine)

Auguste Rodin a beaucoup travaillé d'après nature, allant jusqu'à engager des modèles de substitution pour réaliser son buste de Baudelaire ou sa célèbre statue de Balzac. Pour ces oeuvres de commande, comme pour les portraits de ses proches, il observait son modèle sous absolument toutes ses coutures, le dessinant parfois à grands traits brusques mais débordants de vie. Et l'exposition du Musée Rodin nous offre une véritable plongée dans l'alchimie complexe au coeur de ce travail de portraitiste, et des multiples métamorphoses imposées au fil des différentes versions d'un même sujet, alors que l'artiste - par exemple dans la série des têtes de la comédienne japonaise Ota Hisa - s'éloignait de plus en plus de la simple ressemblance physique. C'est une invitation à poser un autre regard sur l'oeuvre du sculpteur: plus attentif aux détails mais aussi à ce que ses portraits révèlent, parfois, au-delà d'eux-mêmes et des traits de leurs modèles. Et c'est tout à fait passionnant.

s_558_numCB012

Auguste Rodin, Ota Hisa, dite Hanako, Plâtre, Paris, Musée Rodin (Cliché C. Baraja, Musée Rodin, source)

Présentation de l'exposition sur le site du musée Rodin.

7 août 2009

Temps de crise

afte"La messa è finita" de Nanni Moretti,
avec Enrica Maria Modugno, Marco Messeri et Nanni Moretti

Retour à l'écran total * et à son cycle "20 ans, 20 réalisateurs" qui nous ramène cette fois à l'année 1985 en compagnie de Nanni Moretti. On retrouve ici le réalisateur italien en même temps devant et derrière la caméra, selon son habitude, pour ce qui est sans doute un de ses plus beaux films: âpre et lumineux, triste, amer et pourtant drôle.

Enfilant la soutane d'un jeune prêtre rappelé à Rome, sa ville natale, après quelques années passées à veiller sur une petite paroisse bien tranquille, Nanni Moretti nous offre un très beau portrait, non pas d'un homme en proie à une crise de vocation - ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici -, mais bien plutôt d'une société en perte de repères. Car en rentrant chez lui, Don Giulio (re)découvre ses proches en pleine crise. Son père vient de décider de quitter la maison familiale pour refaire sa vie avec une femme plus jeune, en fait une amie de sa fille qui, elle, vient de se mettre en tête d'avorter et de rompre avec son petit ami. Du côté des amis d'enfance, ce n'est guère plus brillant: l'un, dépressif, ne sort plus de sa maison où il refuse presque toute visite, l'autre est en proie à toute l'exaltation d'une conversion religieuse pour le moins suspecte, et un troisième, soupçonné d'appartenir à une organisation terroriste, est en prison... Et en un mot comme en cent, Don Giulio se trouve très vite débordé par cette situation, ne sachant comment aider tout ce petit monde qui, d'ailleurs, ne veut pas de ses bons offices!

"La messa è finita" est une comédie, certes. Elle nous fait souvent venir le sourire aux lèvres, par son sens du rythme et par de subtils téléscopages. Mais c'est surtout un film intemporel, douloureux et sensible, qui mérite largement d'être (re)découvert.

* Non, pas la crème solaire! Pour plus d'explications, c'est ici.

6 août 2009

Peace and love

"La Femme qui dort" de Natsuki Ikezawa 51o54QthcPL__SL160_AA115_
4 étoiles

Philippe Picquier, 2009, 119 pages, isbn 9782809701166

(traduit du Japonais par Corinne Quentin)

L’ombre de puissances archaïques semble étendre sa protection bienveillante sur les trois nouvelles rassemblées dans ce recueil. "La Femme qui dort" de la nouvelle-titre se voit ainsi transportée en rêve, en un sommeil irrésistible et hypnotique, de Boston où elle a suivi son mari vers l’île de Kudakajima, et la célébration d’un ancien rituel, Izaihô, qui y fut pratiqué pour la dernière fois en 1978. Dans "Mieux encore que les fleurs", un couple que séparent différences d’âge et de rang social partage quelques jours d’une passion sensuelle, prêtant ainsi leurs corps à deux amants dont l’histoire connut une fin tragique quelques siècles plus tôt. Quant à la première nouvelle, "Les origines de N’kunre", elle nous entraîne au Brésil pour assister à l’émergence d’une pratique spirituelle – N’kunre aussi appelée la Recitação – qui en apaisant leurs désirs amène les hommes à mener une vie plus sereine et pacifique.

L’écriture de Natsuki Ikezawa, simple, neutre, "blanche" à la façon de celle du Suisse Peter Stamm, dégage le même charme inattendu, un peu mystérieux car inexplicable. On ne pourrait rêver plus bel écrin pour ces trois histoires animées de bout en bout par de discrètes et anciennes présences qui n’ont pourtant rien perdu de leur puissance vivifiante, celles peut-être que cherchent à rejoindre les rituels animistes pratiqués encore il y a peu dans la région d’Okinawa où l’auteur a longtemps vécu et sur lesquels il pose un regard attentif et teinté de tendresse.

C’est un très beau moment de chaude douceur, qui enveloppe le lecteur dès la – fort jolie – couverture.

Extrait:

"A partir de ce moment-là, elle eut l’impression de vraiment se transformer. Depuis le rêve de ces derniers jours je me sens comme un grand bateau qui sombre dans une mer peu profonde; je me sens couler vers le fond de moi-même et là, sans le moindre tangage, immobile au milieu du vaste océan sur lequel je ne naviguerai plus, j’ai l’impression que l’eau va me traverser librement au gré des marées et que des milliers de petits poissons viendront se réfugier là. C’est sans doute parce que le bateau coule que je deviens quelqu’un d’autre. Dorénavant, uniquement préoccupée par ce rafiot dont la silhouette n’est qu’à peine visible au milieu des vagues, je vais vivre les yeux fixés sur lui à travers l’épaisseur de l’eau. A moins que je ne plonge et nage dans les profondeurs pour regarder autour de moi les bancs de poissons étincelants, les rayons du soleil qui percent la surface au-dessus de ma tête, ou les timides langoustes qui, à reculons, vont se cacher dans des coins sombres." (p. 112)

5 août 2009

"Dormir"

(Poème écrit à Tbilissi durant une insomnie)

Moi qui danse sous la lune de Mtskheta,
qui pleure par tous les muscles de mon corps,
devenue une ombre rétrécie,
qui n'entre pas dans l'église de Sveti-Skhoveli,
moi, fil d'argent nu qui s'enfile
dans ton aiguille, Tbilissi,
moi qui vis sous les astres dans l'attente de l'aube,
gelée jusqu'au sang dans ta serre,
qui ne sais pas m'endormir dans tes nuits,
dont la folie pervertit mes amis,
qui possède une prunelle de cheval dans les yeux,
et rue aux brancards des rêves,
moi qui chante à l'aube sur le pont:
«Pardonne-nous tous nos péchés, matin,
et dore la misère de nos ventres brûlés
de ton présent, soupe aux tripes
khachi»,
moi qui galope de travers et recule
dans l'insomnie, dans son méchant canular,
Seigneur, comme je voudrais dormir
au sein du lit profond tel un berceau.
Dormir en m'endormant. Dormir en m'éveillant.
D'un sommeil lent, comme on goûte une boisson.
Dormir et sucer le bonbon du sommeil,
versant l'excès de douceur en salive.
Et me réveiller tard sans ouvrir les yeux,
prolonger la tentation du secret
de la météo qui illumine le lit
d'un salut pour l'heure ajourné.
Le cerveau non voyant comme une étoile morte.
Le pouls doux comme la sève d'un arbre endormi.
Ô dormir à nouveau! Longtemps. Dormir toujours.
D'un sommeil aussi clos qu'au ventre maternel.

Bella Akhmadoulina, "Histoire de pluie et autres poèmes", Buchet/Chastel, 2009, pp. 22-23 (traduit du Russe par Christine Zeytounian-Beloüs)

Publicité
Dans mon chapeau...
Publicité
Archives
Publicité