Parce que c'était lui? Parce que c'était moi?
"Les versets sataniques" de Salman Rushdie
3 ½ étoiles
Pocket, 2000, 703 pages, isbn 2266098047
(traduit de l'Anglais par A. Nasier)
En nous contant dans ses "Versets sataniques" les destinées de Gibreel Farishta et de Saladin Chamcha, survivants – miraculés - d'une catastrophe aérienne, Salman Rushdie a entrepris de brasser une grande diversité de thèmes et de problématiques. La question de l'expérience religieuse qui hante continuellement les rêves de Gibreel, jusqu'à lui faire perdre le sommeil. Celle de l'exil, de la rencontre et du mélange des cultures, de la perte et donc de la quête d'identité qui en découle. Et un grand cri de révolte contre le racisme ordinaire de l'Angleterre tatchérienne, et l'accueil qui y était réservé aux émigrés trop souvent entassés dans des logements insalubres*...
Il y a là ample matière pour de passionnantes réflexions, et cette matière est traitée avec toute l'inventivité et la fantaisie que l'on peut attendre de l'auteur des "Enfants de Minuit". Chaque page de ce livre regorge de surprises, allant de subtiles allusions littéraires (et comment ne pas voir, dans l'épisode de la métamorphose de Saladin Chamcha, un clin d'oeil à Franz Kafka et à son Gregor Samsa?) à de forts traits d'humour noir... Et pourtant, si inconcevable que cela puisse paraître, et malgré le plaisir et l'intérêt que j'ai trouvés la plupart du temps à la lecture de ces "versets", je me suis – aussi - un peu ennuyée face à ce monde foisonnant certes, mais qui est toujours resté bien sagement collé à ses feuillets de papier, sans prendre chair et vie à mes yeux. C'est donc sur une impression en demi-teintes que j'ai refermé ce roman: une impression mitigée qui s'est vue encore renforcée par la lecture du recueil d'essais et d'articles paru sous le titre de "Patries imaginaires", où Salman Rushdie revient sur les débats – le scandale - qui ont entouré la parution des "Versets sataniques", tout en précisant longuement les intentions (au demeurant des plus méritoires et respectables) qui ont présidé à l'écriture de ce livre dans des textes qui m'ont paradoxalement paru bien plus chargés de vie et d'émotions que le roman lui-même.
Somme toute, je dirais qu'en ce qui me concerne le monde d'expériences et de sentiments que l'auteur a voulu transmettre dans "Les versets sataniques" ne passe pas la rampe, occulté plutôt que révélé par une construction romanesque soigneusement élaborée (ça, c'est incontestable et qu'on me comprenne bien: je ne le conteste pas!). Concluant une critique enthousiaste d'un roman de l'écrivain allemand Siegfried Lenz, Salman Rushdie évoquait "a world so beautifully and completely realized that, for all its apparent alienness, it rapidly becomes our own."** ("Imaginary homelands", p. 287). C'est cette impression-là que j'avais éprouvée, il y a quelques années déjà, lors de ma découverte des "Enfants de Minuit" qui m'avait complètement éblouïe. C'est cette impression-là que malheureusement je n'ai pas retrouvée à la lecture des "Versets sataniques". Cela ne s'explique pas vraiment. C'est arrivé parce que c'était ce livre-là. Parce que c'était moi. Ou parce que c'était ce moment-là qui n'était pas le bon. Allez savoir. Mais reste que cette impression-là m'a terriblement manquée. Que cela ne vous empêche pas pourtant de vous former votre propre opinion des "Versets sataniques": ce livre en vaut la peine. Et surtout: lisez "Patries imaginaires"!
* Ces thématiques sont d'ailleurs largement traitées dans le recueil d'essais et d'articles intitulé "Patries imaginaires".
** "Un monde si parfaitement et complètement réalisé que, en dépit de ses apparences d'étrangeté, il devient très vite nôtre." (traduction Fée Carabine)
Un autre livre de Salman Rushdie, dans mon chapeau: "Patries imaginaires"
Salman Rushdie était l'auteur des mois de juin et juillet 2009, sur Lecture/Ecriture.