"Diego et Frida" de Jean-Marie Gustave Le Clézio
3 ½ étoiles
Gallimard/Folio, 1997, 309 pages, isbn 2070389448
Les fidèles lecteurs de Jean-Marie Gustave Le Clézio le savent bien – depuis "Le rêve mexicain ou la pensée interrompue", "Ailleurs", "Révolutions" ou plus récemment "Ourania" -, le Mexique fait partie des lieux chers à son coeur, et les paysages, l'histoire et la culture de ce pays lui ont inspiré quelques pages magnifiques. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que l'écrivain français se soit penché sur deux des figures les plus marquantes de la création artistique du XXème siècle au Mexique. Par contre, ce qui m'a bel et bien surprise, c'est l'approche qu'il a choisie: étonnamment sage, distante, par moment convenue et finalement un peu froide.
J'aurais aimé trouver sous la plume de Le Clézio davantage d'empathie, de passion, de feu, bref de vie. Et les quelques pages qu'Antoni Casas Ros a consacrées à Frida Kahlo, dans son recueil de nouvelles "Mort au romantisme" sonnent bien plus juste à mes oreilles, et éclairent bien mieux la personnalité tourmentée de cette artiste et ses relations tempétueuses avec son enfant terrible de mari que les trois cents pages de "Diego et Frida".
C'est donc avec une pointe de déception que j'ai refermé ce livre, qui n'est pas pour autant complètement dénué d'intérêt. Bien au contraire! Car Jean-Marie Gustave Le Clézio a su ici rendre pleinement justice au bouillonnement créateur du Mexique du début du XXème siècle, alors que le pays émergeait à peine de ce qui fut au fond la première vraie révolution sociale – la révolution de 1910, anticipant et préfigurant même la révolution russe –, qu'il redécouvrait ses racines amérindiennes et se faisait terre d'accueil pour les artistes et les intellectuels fuyant l'Espagne franquiste ou l'Allemagne nazie, qui vivifièrent en retour la société mexicaine. Toute la singularité et la profonde originalité de la vie sociale, intellectuelle et artistique de cette période se trouvent ainsi admirablement mises en lumière, peut-être mieux même que dans "Les années avec Laura Diaz" où Carlos Fuentes dresse du Mexique de l'époque un tableau pourtant très vivant et détaillé.
Extrait:
"Il est difficile aujourd'hui, dans un monde laminé par les désillusions, les guerres les plus meurtrières de tous les temps, et par la pauvreté culturelle grandissante, de se représenter le tourbillon d'idées qui enflamment Mexico durant cette décennie qui va de 1923 à 1933. Alors le Mexique est en train de tout inventer, de tout changer, de tout mettre au jour, dans la période la plus chaotique de son histoire, quand, sur la scène politique, se succèdent les régimes, depuis les derniers rituels médiévaux de Porfirio Díaz jusqu'à l'héroïsme révolutionnaire de Lázaro Cárdenas, en passant par les aléas de la politique d'Alvaro Obregón, de Plutarco Elias Calles et de De La Huerta.
Tout est à inventer et tout apparaît durant cette époque fiévreuse: l'art des muralistes au service du peuple – les seuls vrais «romanciers de la Révolution», comme les appelle Miguel Angel Asturias – écrivant sur les lieux publics l'histoire tragique et merveilleuse du continent amérindien; l'art au service de l'éducation, quand les campagnes d'alphabétisation du monde rural utilisent le théâtre de marionnettes, la gravure populaire à la manière de Posada, la comédie de rue, les écoles rurales. L'enthousiasme pour l'ère nouvelle gagne tout le pays. Dans les villages les plus isolés (dans la vallée de Toluca, les steppes du Yucatán, ou le désert de Sonora), les maîtres d'école indigènes fondent des académies de nahuatl, de maya, de yaqui, éditent des journaux, des lexiques, des recueils de légendes. La peinture naïve – non pas celle des chapelles et des marchands de tableaux, mais comme plus tard en Haïti ou au Brésil, la peinture née dans les champs et dans la rue – éclate comme un feu d'artifice dans une fête: elle pénètre et force la peinture officielle, apporte ses formes, ses visions nouvelles, une façon inédite d'embrasser le monde, de rendre sa pureté à la culture. La révolution fauve et cubiste qui avait un instant attiré les grands peintres de la modernité est balayée au Mexique par cette révolution populaire qui détourne l'art de la culture gréco-romaine, le replonge dans sa réalité contorsionnée du quotidien où les expressions, les symboles, les équilibres et jusqu'aux lois de la perspective n'obéissent pas aux mêmes critères." (pp. 83-85)
Un autre livre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, dans mon chapeau: "Ritournelle de la faim"