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Dans mon chapeau...
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31 janvier 2009

Autoportrait de l’artiste en jeune mouton

"Pelures d’oignon" de Günter Grass 41CrFs4nneL__SL160_AA115_
4 étoiles

Seuil/Points, 2007, 476 pages, isbn 9782757810149

(traduit de l’Allemand par Claude Porcell)

De Günter Grass, auteur des mois de décembre 2008 et janvier 2009 sur Lecture/Ecriture, j'avais tout d'abord découvert - et beaucoup aimé - "Toute une histoire". Je l'avais ensuite retrouvé avec "Le tambour", difficile, aride, mais impressionnant et sans aucun doute un incontournable de la littérature du XXème siècle. Enfin, j'ai renoncé à venir à bout de son "Turbot", à mon sens totalement illisible... "Pelures d'oignon" représente donc pour moi un quatrième rendez-vous avec cet auteur allemand originaire de Dantzig, et ce fut un rendez-vous passionnant...

Depuis que le prix Nobel de littérature lui avait été attribué en 1999, Günter Grass avait acquis – définitivement, à ce qu’il semblait alors – la réputation d’être un témoin essentiel du XXème siècle, et la conscience d’une certaine Allemagne de l’après-guerre. C’est dire que ces "pelures d’oignon", où Günter Grass retrace ses jeunes années ont fait l’effet d’un fichu pavé dans la mare lors de leur parution en 2006. On y découvre en effet un tout jeune Günter Grass, enrôlé, irréprochable sinon particulièrement zélé, dans les jeunesses hitlériennes, puis dans la défense passive et enfin – volontairement – chez les Waffen SS qu’il a rejoint tout à la fin de la guerre, juste à temps pour prendre part à la débacle finale sur le front de l’Est. "Croyant jusqu’à la fin. Pas vraiment fanatique, mais le regard immuablement fixé par réflexe, sur le drapeau dont on disait qu’il était « plus que la mort », je restais au garde-à-vous et j’étais exercé à marcher au pas. Aucun doute ne venait blesser cette foi, rien de subversif, comme par exemple la distribution de tracts, ne peut me décharger. Aucune blague sur Goering ne me rendait suspect. Je voyais bien plutôt la patrie menacée, encerclée d’ennemis." (pp. 45-46)

Pour paraphraser Dylan Thomas et son "portrait de l’artiste en jeune chien", c’est son autoportrait en jeune mouton, qui suit le reste du troupeau sans se poser de questions, que Günter Grass dresse ici, sans aucune indulgence car les occasions de se poser des questions, justement, ne manquaient pas. Mais il entoure si bien son récit de précautions oratoires, nous rappelle si souvent les pièges et les incertitudes de souvenirs si lointains, et pour beaucoup, soigneusement occultés, que je ne sais finalement que penser de ces "pelures" et des confessions qu’elles recèlent: s’agit-il ici, oui ou non, d’un repentir sincère ou plutôt d’une ultime forme de coquetterie, sur le mode du "vous voyez bien que je ne cherche pas à me montrer sous un jour avantageux"?

Mais quel que soit l’agenda secret de l’auteur, "Pelures d’oignon" est un livre passionnant. Parce qu’il éclaire de nombreux autres ouvrages de Günter Grass, tout en évoquant sous leur véritable identité les modèles de quelques uns de ses personnages les plus marquants. Parce qu’il nous apporte un témoignage rare, et donc important même s’il vaut peut-être mieux le prendre avec des pincettes, de l’Allemagne nazie vue de l’intérieur, par l’un des bons sujets du Führer et non par l’un de ses opposants… Et parce qu’il nous livre un récit hallucinant de la débacle de l’armée allemande dans les dernières semaines de la guerre.

Extrait:

"Le souvenir aime le cache-cache des enfants. Il se planque. Il a un penchant pour les belles paroles et il enjolive, souvent sans nécessité. Il contredit la mémoire, qui fait la vétilleuse et se chamaille pour avoir raison.

Quand on le presse de questions, le souvenir ressemble à un  oignon qui voudrait être pelé afin que soit dégagé ce qui, lettre après lettre, est là, lisible: rarement univoque, souvent dans une écriture à lire dans le miroir ou crypté d’une quelconque manière.

Sous la première peau, qui produit encore un crissement sec, se trouve la suivante, laquelle, à peine détachée, en libère une autre, humide, sous laquelle attendent et chuchotent la quatrième, la cinquième. Et chacune de celles qui viennent sur des mots trop longtemps évités, des signes tarabiscotés aussi, comme si quelque faiseur de mystères avait voulu depuis sa jeunesse, à l’époque où l’oignon ne faisait encore que germer, s’envelopper d’un chiffre." (p. 11)

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29 janvier 2009

"Hier, tu ne savais pas quoi faire de ta colère..."

Hier, tu ne savais pas quoi faire de ta colère
Tu la roulais en boule
tu la pliais en quatre,
tu lui tenais la main
tu ne la montrais pas
Tu finissais parfois par lui lâcher la bride,
au hasard,
par la laisser foncer au loin, à l'aveuglette,
dans le passage ou dans l'impasse

Tes amis te disaient: "deviendrais-tu méchant?"
et repassaient au ralenti
le film du trèfle à quatre feuilles
qui t'a porté chance tant que
tu croyais en tous les possibles

Avant, tu ne savais pas quoi faire de ta rage
tu la lançais au mur, tu la jouais aux dés
tu la noyais lestée du poids de tes journées
elle te revenait nue et plus sauvage encore

Aujourd'hui ta colère est plus grande que toi
elle t'a avalé
Aujourd'hui ta colère
ne sait que faire de toi

Karel Logist, "Si tu me disais viens et autres poèmes", Editions Ercée, 2007, pp. 19-20

D'autres poèmes de Karel Logist, dans mon chapeau: "La vie au lendemain de ma vie avec toi..." et "Ceci ne sera pas un poème d'amour..."

25 janvier 2009

Lucidité prémonitoire

"L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" d'Ismaïl Kadaré
5 étoiles
9782213019420

Fayard, 1990, 235 pages, isbn 2213019428

(traduit de l'Albanais par J. Vrioni et A. Zotos)

Les deux longues nouvelles - ou courts romans - réunis ici évoquent toutes deux, dans des tonalités très différentes, de sombres pages d'histoire, de l'Albanie pour la première, du Kosovo pour la seconde.

"L'année noire" nous entraîne en 1914, alors que l'Albanie qui vient de reprendre son indépendance vis à vis de l'empire ottoman est en proie à tous les soubresauts d'un accouchement difficile, et se voit parcourue en tous sens - et surtout sans aucun bon sens - par sa toute jeune armée nationale sous la conduite d'officiers hollandais (qui s'expriment  en Néerlandais dans le texte, et d'ailleurs c'est très simple: ils ne parlent pas l'Albanais), des troupes régulières françaises, serbes et autrichiennes , sans oublier d'innombrables groupes de partisans d'obédiences diverses. Et croyez-le ou non, il résulte de cet imbroglio un véritable petit roman picaresque, mené à un train d'enfer et sur un ton joliment caustique, à la lecture très réjouissante...

L'atmosphère se fait bien plus grave avec "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" qui nous conte l'écrasement brutal par les troupes yougoslaves de manifestations d'étudiants albanais au Kosovo le 1er avril 1981. Ismaïl Kadaré a ici choisi de confier son récit à deux témoins privilégiés, deux humanistes, chacun à leur manière.

Teuta Shkréli est médecin. Elle dirige le service de chirurgie de l'hôpital de Pristina, et tout au long de cette journée fatidique, elle a opéré des manifestants, déchiquetés par des rafales de mitraillettes ou broyés par les chenilles des tanks. Elle apparaît à son mari Martin comme l'anti-Lady Macbeth, celle qui ne peut laver ses mains du sang qu'elle n'a pourtant pas versé. Elle est - littéralement - la figure de l'Humanité face à la Barbarie.

Quant au second témoin, Martin Shkréli, il est un spécialiste reconnu de la littérature albanaise médiévale, écrivain et professeur à l'université où certaines des victimes des répressions comptaient parmi ses étudiants. Et comme son épouse, il n'est que trop sensible à toute l'absurdité et à toute l'horreur de la situation du Kosovo où la mort appelle la mort, le sang versé appelle le sang. Des questions éternelles se posent à travers sa bouche. Celle de "la thèse eschylienne selon laquelle «un abus de justice met le droit du côté du coupable»." (et oui, revoilà donc l'indispensable Eschyle *). Et celle de la marge de manoeuvre qui reste à un écrivain dans une telle situation, alors qu'il ne peu s'exprimer qu'au risque de sa tête: "(...) que leur faut-il de plus? Qu'exigent-ils encore de moi? Que je provoque un scandale, que j'aille me fourrer moi-même en prison? Ah! C'est alors, je le sais, qu'ils manifesteraient leur satisfaction, mais aussi leurs regrets de m'avoir poussé jusque là: nous lui avons fait un bien mauvais procès, diraient-ils, car il a prouvé, en définitive, qui il était, et nous avons eu tort, sans doute, de le forcer à ce vain sacrifice. Hélas. ces regrets tardifs ne sauraient plus rien réparer" (pp. 159-160)

Ecrit en 1981-1983, dans la foulée même des événements, "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" touche certes son lecteur précisément par l'humanisme qui s'y exprime à travers les personnages de Martin et de Teuta Shkréli, par leur volonté délibérée de continuer à espérer alors qu'ils ne se font pourtant guère d'illusions... Mais surtout c'est un texte qui reste d'une actualité brûlante, tant il fit preuve d'une lucidié prémonitoire quant aux événements qui suivirent. Ainsi "(...) ils continuaient de parler de cette réunion du lendemain à l'Académie, revenaient sur les raisons possibles du changement d'attitude de Kostic, lié sans doute aux rivalités qui opposaient deux clans très puissants, celui des Serbes d'un côté et des Slovéno-Croates de l'autre. Il se passai des choses au-delà même des frontières de la Kosova, cela était évident. Les fédéralistes ne pouvaient rester les bras croisés devant la furie des Serbes. Les dernières déclarations de Bakaric et de Dolanc... A n'en pas douter, il y avait aussi le feu au coeur de l'édifice." (NDFC: c'est moi qui souligne...) (pp. 201-202)

* Voir "Eschyle ou l'éternel perdant"

D'autres livres d'Ismail Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles".

Ismail Kadaré était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

24 janvier 2009

Douze hommes - et femmes - en colère

18675074"Le crime de l'Orient-Express" de Sidney Lumet, avec Albert Finney, Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Vanessa Redgrave, Jacqueline Bisset, John Gielgud, Sean Connery, Anthony Perkins et Jean-Pierre Cassel (Ouf! Excusez du peu...)

Sidney Lumet fut décidément à l'honneur sur nos petits écrans cette semaine. Après "Le verdict" diffusé sur Arte dimanche, ce fut en effet au tour du "Crime de l'Orient-Express" sur Club-RTL ce mercredi.

Dans cette transposition impeccable d'un des meilleurs romans d'Agatha Christie, Albert Finney campe un Hercule Poirot bien moins bonhomme que ceux de Peter Ustinov ou de David Suchet, donnant à cette sombre histoire de vengeance une tonalité décidément très sombre. Et ce n'est pas plus mal comme ça!

Le film est en outre servi par un casting de rêve, où l'on peut épingler Lauren Bacall, dans le rôle en or de la grande tragédienne Linda Arden, jouant elle-même le rôle d'une imbuvable touriste américaine, Sean Connery, en flegmatique colonel  de l'armée des Indes, et Ingrid Bergman, absolument méconnaissable. Voici un classique qui m'a valu de passer un bon moment de télévision, même si, à force d'avoir lu et relu le roman, j'en connaissais le dénouement par coeur...

22 janvier 2009

Le temps d’un trajet en train…

"Mon voisin" de Milena Agus517IpKkaqpL__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Liana Lévi/Piccolo, 2009, 52 pages, isbn 9782867465000

(traduit de l'Italien par Françoise Brun)

Une femme seule, dans son minuscule appartement, avec son bébé de deux ans qui ne parle ni ne marche. Et un homme seul, dans la grande maison voisine, avec son petit garçon trop turbulent. On pourrait croire reconnaître là les ingrédients d’une bluette sentimentale au déroulement bien prévisible. Et ma foi, c’est presque de cela qu’il s’agit. Car sous l’éblouissant soleil sarde, la rencontre entre une jeune mère, isolée et clairement suicidaire, et un jeune père, lui très nettement hypocondriaque, se fait bien plus épicée, colorée – noir y compris - et savoureuse qu’il n’est habituel pour ce genre de littérature.

Les cinquante pages de ce bref récit se dévorent en deux coups de cuillère à pot. Et elles s’oublieront peut-être tout aussi vite. Mais en attendant, elles sont de fort agréable compagnie le temps d’un trajet en train ou d’une insomnie.

Extrait:

"Il avait la terreur de la mort. Au moins autant qu’elle la désirait.

S’il s’était réveillé deux fois dans la nuit pour aller aux toilettes, c’était sûrement une tumeur de la prostate, et si en revanche il pissait peu, un blocage rénal. Un mal de tête passager ou une accélération cardiaque, c’était l’imminence d’une congestion cérébrale ou d’un infarctus. Quelques cheveux sur l’oreiller, l’alopécie. Un petit bout de peau grattée parce que ça démangeait, le psoriasis. Un peu de fatigue, la leucémie. Un rhume qui ne passait pas en une journée, le sida.

Alors il apparaissait sur le mur, comme un chevalier triste de retour des croisades qui aurait vu la mort en face et ses compagnons d’armes transpercés par les épées ennemies." (pp. 40-41)

Un autre livre de Milena Agus, dans mon chapeau: "Battement d'ailes"

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19 janvier 2009

Psychologique

Paff541984111"Le verdict" de Sidney Lumet,
avec Paul Newman et Charlotte Rampling

Diffusé hier soir sur Arte, généralement considéré comme l'archétype du film de prétoir, "Le verdict" s'écarte pourtant des canons les plus récents du genre, en privilégiant une plongée dans la psychologie tourmentée de son héros à la construction d'un suspense ou à une confrontation intense entre deux personnalités contrastées.

Frank Galvin avait sombré dans l'alcool tandis que sa carrière se voyait brutalement freinée. Aussi, lorsque son ancien mentor lui propose de défendre les intérêts d'une jeune femme qui est tombée dans le coma suite à une erreur médicale, l'enjeu ne se limite pas, pour lui, à une simple question de dédommagement financier. Car ce sont bel et bien sa dignité, et sa conception de la justice, qui se retrouvent alors mis en balance. Ses doutes et sa peur de l'échec n'en sont sans doute que plus grands. Et c'est finalement le combat que Frank Galvin doit mener contre lui-même qui, plus que les aléas de la procédure, est au centre du "verdict".

Ce film réalisé en 1982 a bien pris quelques rides - question de rythme, surtout -, mais ce n'en est pas moins une belle découverte. Pour l'humanité que Sidney Lumet apporte à son traitement d'une histoire aussi dramatique qu'elle n'est, hélas, ordinaire. Et surtout grâce à l'interpétation magistrale de Paul Newman, qui y incarnait Frank Galvin, tout en justesse et en sobriété.

Un autre film de Sidney Lumet, dans mon chapeau: "Le crime de l'Orient-Express"

Une biographie/hommage de/à Sidney Lumet

18 janvier 2009

Des mots pour dire l’indicible

"Les bains de Kiraly" de Jean Mattern41S6LBTTm0L__SL160_AA115_
5 étoiles

Sabine Wespieser, 2008, 133 pages, isbn 9782848050669

Malgré son mariage avec Laura. Malgré son amitié pour Léo. Gabriel s’est enfoncé dans le silence comme on se noie, des cailloux plein les poches. Pendant longtemps, il a cru qu’il pourrait remonter à la surface, échapper à l’héritage de non-dits laissés ses parents qui ne lui ont jamais parlé de leur origines familiales, ni de leur religion qui s’est réduite à une sentence laconique - «Dieu a donné, Dieu a repris» -, tout comme ils ont laissé s’engloutir dans le silence le visage de Marianne, leur fille aînée fauchée par un chauffard. Pendant longtemps, Gabriel a cru que les mots des autres - les mots des écrivains qu’il traduit – pouvaient lui servir de refuge. Mais à l’occasion d’un voyage en Hongrie, et d’une visite au cimetière juif de Budapest, puis à l’annonce de la naissance prochaine de son enfant, son silence lui est devenu insupportable. Et Gabriel a fui vers l’anonymat du quartier londonien de Golders Green, et le murmure des fidèles de la Synagogue Beth Hamedrash.

Au long des pages des "bains de Kiraly", Gabriel se raconte, il se confesse sans se chercher d’excuses ni espérer d’absolution. Multipliant les allers-retours entre le présent et le passé de son héros, Jean Mattern élabore une construction aussi fascinante que bouleversante. Une double spirale qui nous entraîne vers un enfermement où nul langage n’a plus cours – selon les mots de Gabriel, "Croire que les mots sont insuffisants. J’avais seulement dix ans, mais je ne me suis jamais relevé de cette croyance-là." (p. 91) – puis qui nous libère, nous rend la puissance du langage en une conversion bien plus profonde, essentielle et fondamentale que ne pourrait jamais l’être une conversion au sens religieux du terme.

Avec ce premier roman, Jean Mattern – éditeur chez Gallimard, où il veille aux destinées de la collection "Du monde entier" – nous offre paradoxalement une réflexion d’une rare force sur les failles du langage, en même temps qu’il rend le plus bel hommage qui soit au pouvoir des mots. Un hommage frémissant, aussi, à quelques livres majeurs des littératures d’Allemagne et d’Europe centrale, au premier rang desquels "Le docteur Faustus" de Thomas Mann qui, sans doute plus encore que "La Montagne magique" ou que "Les Buddenbrook", peut être considéré comme son grand œuvre: "Mais comment pouvait-on ne pas admirer cette parabole du Mal absolu, la mise en scène magistrale du destin d’Adrian Leverkühn, ce musicien qui vend son âme au Diable en même temps que l’Allemagne, et presque toute l’Europe, offre la sienne au nazisme." (p. 74)

Lu dans les derniers jours de décembre, ce roman fort, bouleversant, sensible et subtil a pris rang in extremis mais de toute évidence parmi mes plus belles lectures de l’année 2008. Et je ne pourrais le recommander assez chaleureusement!

Extrait :

"Les dictionnaires, à force de remplir mes journées, ont vidés les mots de leur sens. Je n’ai plus de langue maternelle, je n’en ai jamais eu. Celle qui aurait pu l’être, mes parents la chuchotaient seulement quand ils se croyaient seuls. J’entendais leur langue à travers la cloison de leur chambre, mais elle m’était interdite. La grammaire de leur enfance ne s’appliquait pas à la mienne. On l’a voulue ordinaire, passe-partout. Oubliant leur exil, ils voulaient m’offrir une enfance ordinaire dans une petite ville de province ordinaire. J’appris par cœur les mots et les phrases qui permettent de se fondre dans le décor, j’obéis à leur désir. Je devins brillant élève, surtout en français, un  habtiué des félicitations. Mon oreille absolue et ma mémoire photographique me permirent d’apprendre plus vite que les autres, et je n’eus aucun nul besoin de l’aide de mes parents. Ils parlaient un français désuet aux formules bien rodées, figés dans l’angoisse de se trahir par une faute de grammaire. Mais cette langue ne devint jamais mienne, et la seule grammaire que je possède est faite de cette règle unique énoncée un jour par un mon père : « Dieu a donné, Dieu a repris.»" (p. 21)

Un autre livre de Jean Mattern, dans mon chapeau: "De lait et de miel"

17 janvier 2009

Couleurs automnales (4)

Ce jour-là, le ciel soufflait continuellement le chaud et le froid...

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Bruxelles, Parc du Cinquantenaire (Cliché Fée Carabine)

Couleurs automnales (1), (2) et (3)

16 janvier 2009

La fin d'un grand rêve

"L'Amérique" de Serge Kribus,
avec Serge Kribus et Bernard Sens

Atelier Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve, le 13 janvier 2009

"L'Amérique" vue par Serge Kribus, c'est un grand rêve de liberté, une vie sans passé ni contrainte. La vie que Jo et Babar - il s'appelle Bernard, en fait, mais Jo l'a affublé de ce surnom dès leur première rencontre parce qu'il avait tellement "l'air d'avoir perdu sa maman" - ont partagé pendant un temps, avant que leur périple ne trouve une issue tragique qui nous est d'ailleurs contée d'entrée, la pièce se présentant ensuite comme un long flash-back défilant devant les yeux de Jo mourant.

"L'Amérique" vue par Serge Kribus, c'est l'évocation sensible et émouvante de la perte des illusions de la jeunesse et de la découverte du prix de la liberté. C'est amer, c'est violent. C'est doux de la douceur de l'amitié. C'est terriblement drôle, et terriblement touchant en même temps. C'est un très très beau moment de théâtre. Et faut-il le dire: ça ne se passe pas en Amérique...

Présentation de la pièce sur le site de l'Atelier Théâtre Jean Vilar

14 janvier 2009

Apre et rude

“Lettres à Essenine” de Jim Harrison4114617WADL__SL160_AA115_
4 étoiles

10/18, 2003, 141 pages, isbn 2264036761

(traduit de l’Anglais par Brice Matthieussent)

Trente lettres adressées par Jim Harrison à Serge Essenine, dont la photo trône sur son bureau. Trente missives écrites par un auteur américain d’aujourd’hui à un poète russe né en 1895 à Riazan, qui chanta avec enthousiasme les espoirs de la révolution d’octobre puis qui se suicida, par pendaison, le 28 décembre 1925.

Trente lettres et autant de poèmes où Jim Harrison explore, comme en une plongée hypnotique, sa vision de l’écriture et de son cortège d’exigences – la dèche, le découragement, l’alcool, la drogue et la tentation du suicide mais aussi la solitude, le bonheur de vivre dans les grands espaces américains et les joies familales… Trente textes âpres, rudes, crus. Trente “poèmes qui pèsent lourd sur notre estomac comme aliments frits, puissants, viscéraux, aussi impurs que les corps qu’ils décorent” (p. 97) et qui nous révèlent une nouvelle facette, forte et fragile à la fois – sombre aussi -, de l’auteur de “Dalva” et de la “Route du retour”.

Extrait:

“Today we’ve moved back to the granary again and I’ve anointed the room with Petrouchka. Your story, I think. And music. That ends with you floating far above in St Petersburg’s blue winter air, shaking your fist among the fish and green horses, the diminutive yellowsun and chicken playing the bass drum. Your sawdust is spilled and you are forever borne by air. A simple story. Another madman, Nijinsky, danced your part and you danced his. None of us apparently is unique. Think of dying waving a fist full of ballpoints pens that change into small snakes and that your skull will be transposed into the cymbal it was always meant to be. But shall we come down to earth? For years I have been too ready to come down to earth. A good poet is only a sorcerer bored with magic who has turned his attention elsewhere. O let us see wonders that psylocibin never conceived of in her powdery head. Just now I stepped on a leaf that blew in the door. There was a buzzing and I thought it concealed a wasp, but the dead wasp turned out to be a tiny bird, smaller than a hummingbird or june bug. Probably one of a kind and I can tell no one because it would anger the swarm of naturalists so vocal these days. I’ll tuck the body in my hair where itwill remain forever a secret or tape it to the back of your picture to give you more depth than any mirror on earth. And another oddity: the record needle stuck just at the point the trumpet blast announced the appearance of your ghost in the form of Petrouchka. I will let it repeat itself a thousand times through the afternoon until you stand beside the desk in your costume. But I’ve no right to bring you back to life. We must respect you affection for the rope. You knew the exact juncture in your life when the act of dangling could be made a dance”

“Aujourd’hui nous nous sommes réinstallés au grenier et j’ai béni la pièce avec Petrouchka. Ton histoire, je crois. Et ta musique. A la fin tu flottes très haut dans l’air bleu hivernal de Saint-Pétersbourg, agitant le poing parmi poissons et chevaux verts, le minuscule soleil jaune et les poulets  jounat de la grosse caisse. Ta sciure est jetée, toujours tu côtoieras l’air. Histoire banale. Un autre fou, Nijinki, dansa ton rôle et toi le sien. Apparemment aucun de nous n’est unique. Mourir en brandissant un poing rempli de stylos-billes qui se transforment en menus serpents et ton crâne sera transposé en ces cymbales qu’il devait  toujours devenir. Mais redescendrons-nous sur terre ? Pendant des années, je n’ai été que trop prêt à redescendre sur terre. Un bon poète n’est qu’un sorcier las de la magie, qui a tourné son attention ailleurs. O laisse-nous voir des merveilles que la psylocibine ne conçut jamais dans sa tête poudreuse. Je viens de marcher sur un feuille entrée par la porte. Ça vrombissait et j’ai pensé à une guêpe cachée là, mais cette guête morte était en f ait un oiseau minuscule, plus petit qu’un colibri ou un scarabée. Sans doute une espèce bizarre, je n’en parlerai à personne, de peur d’irriter l’essaim des naturalistes si tonitruants ces temps-ci. Je glisserai ce corps dans mes cheveux où il restera à jamais un secret ou je le collerai au dos de ta photo pour te donner davantage de profondeur que tou miroir terrestre. Autre bizarrerie : l’aiguille du phono s’est bloquée sur la sonnerie de trompette annonçant l’apparition de ton fantôme sous la forme de Petrouchka. Je la laisserai se répéter mille fois cet après-midi jusqu’à ce que tu te campes en costume près du bureau. Mais je n’ai aucun droit de te ramener à la vie. Nous devons respecter ton affection pour la corde. Tu connaissais la jointure exacte de ta vie que cette traction pouvait transformer en danse.”  (pp. 52-53)

Jim Harrison était l'auteur des mois d'avril et mai 2006, sur Lecture/Ecriture.

Vous trouverez également, dans mon chapeau, des poèmes de Serge Essenine: ici et là.

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