"Du train où vont les choses à la fin d'un long hiver" de Francis Dannemark
4 ½ étoiles
Robert Laffont, 2011, 92 pages, isbn 9782221115060
Vingt années ont passé depuis la publication de "Choses qu'on dit la nuit entre deux villes", et j'aurais pu tout aussi bien intituler ce billet "Vingt ans après". Car "Du train où vont les choses à la fin d'un long hiver", c'est à nouveau février, et c'est à nouveau le récit d'une rencontre de hasard entre un homme et une femme, le temps d'un long trajet en train de Bruxelles à Lisbonne. Vingt ans après, aussi, car Emma et Christopher ont à peu près vingt ans de plus que Wolf et Lena. Ils portent la charge des déceptions et de la lassitude de ces vingt années. Et Christopher trimballe en sus le poids des conséquences de la crise économique – la dernière en date, celle de 2008 qui n'en finit pas d'en finir. Sa petite boîte d'organisation d'événements culturels se trouvant tout au bout du rouleau pour cause de réduction drastique dans les budgets publics consacrés à la culture, Christopher est bon gré mal gré sur le point de changer de vie et il a pas mal réfléchi à ce qui comptait vraiment pour lui, ou pas. La tonalité de ce nouveau roman est donc un peu plus sombre que lors de cette autre rencontre en bord de mer, il y a vingt ans, et pas seulement à cause de la pluie fouettant les vitres d'un train qui roule dans la nuit.
Mais n'allez pas croire pour autant que l'heure soit à la morosité. Car si Christopher est "apparemment de la race de ces Anglais extravagants qui se lançaient dans des aventures insensées avec la rigueur, la saine logique et la tranquillité d'esprit d'un pasteur de province..." (p. 36), il a aussi vu tout de suite qu'Emma, elle, ressemble à Holly Hunter. Elle a son sourire dans le film "Living Out Loud" de Richard LaGravenese: un sourire "(...) très beau parce qu'il n'efface pas la trace de ses déceptions, de son chagrin. Il y a une pointe d'amertume, de la moquerie, un peu de colère aussi, mais c'est un sourire, un vrai sourire. Avec une véritable envie de vivre." (p. 85) Comment aurait-il pu trouver inconnue plus aimable pour partager un peu de temps volé, et ces conversations à batons rompus où viennent se mêler à l'état du monde comme il va – ou plutôt comme il ne ne va pas –, à l'évocation de trajectoires professionnelles et à quelques souvenirs personnels, des bribes de films ou de livres aimés sans qu'il y ait là ni snobisme ni étalage. Simplement Emma et Christopher vivent avec ces livres ou ces films, dans leur intimité pourrait-on dire, et il y a pour le lecteur un vrai petit bonheur, et une certaine douceur, à rentrer dans cette intimité, retrouver ses propres souvenirs ou picorer ça et là une envie de découverte ("Living Out Loud", par exemple).
Et surtout, il y a le ton, la patte, le je-ne-sais-quoi qui fait qu'on reconnaît immédiatement un livre de Francis Dannemark. Cette petite musique qui distille ici tout son charme, une petite musique décidément indéfinissable sauf à reprendre les quelques mots par lesquels Christopher tente de rendre l'essence du jazz: "c'est un mélange d'élégance et de souplesse, (...) c'est la magie de l'instant, comment dire? Un léger détachement, un équilibre fragile et émouvant..." (p. 48) Du jazz, de l'amour, et de la petite musique des mots de ce récit, Emma pourrait nous dire "C'est peut-être la même chose, vous ne croyez pas?" (p. 48)
Extrait:
"J'ai pris le train parce qu'il est tellement plus lent que l'avion et parce que j'avais besoin de... de me mettre dans un coin sans bouger, la tête collée à la fenêtre, pour sentir le temps qui passe. L'été dernier, lors de quelques jours de vacances avec mes enfants qui allaient l'un et l'autre voler de leurs propres ailes pour de bon, je me suis rendu compte, un matin, alors que je préparais la table du petit déjeuner sur la terrasse, que la vie était vraiment aussi courte qu'on le dit dans les livres, plus courte encore, et que j'avais vécu tant de choses si vite qu'elles n'avaient pas eu le temps de laisser de traces. J'ai eu l'impression que je venais de passer des années dans un train à grande vitesse et que tous les paysages traversés s'étaient mêlés pour former... une sorte de mauvais tableau... une photo floue qui vous fait penser qu'il est très urgent de voir un ophtalmologue... Ce matin-là, j'ai su que je voulais arrêter." (pp. 59-60)
"Je croyais avoir besoin de voyager seul et de rester silencieux vingt-quatre heures pour regarder en face le temps qui passe. En réalité, j'avais besoin d'autre chose. J'avais besoin, je crois, de partager un peu de temps volé avec une aimable inconnue." (p. 60)
Un autre livre de Francis Dannemark, dans mon chapeau: "Choses qu'on dit la nuit entre deux villes"
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