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Dans mon chapeau...

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26 avril 2010

"Celui que le destin poursuit ne peut s'en délivrer"*

"La famille de Pascal Duarte" de Camilo José Celauntitled
4 étoiles

Points, 1990, 145 pages, isbn 2020115646

(traduit de l'Espagnol par Jean Viet)

Le tout premier roman publié en 1942 par Camilo José Cela – qui devait par la suite obtenir le prix Nobel de littérature, en 1989 – aurait tout aussi bien pu s'intituler "La confession de Pascal Duarte", une confession au sens religieux du terme car le moins que l'on puisse dire est que ce pauvre paysan issu d'un modeste village d'Estrémadure en a gros sur la conscience. Son habitude de régler le moindre différend à coups de couteau l'a en effet amené à commettre plusieurs meurtres et à épuiser toutes les mesures de clémence que la justice des hommes pouvait lui offrir. Cette fois, c'est bien fini, le séjour en prison qu'il met à profit pour rédiger sa confession sera le dernier, et il ne prendra fin que le jour de son exécution.

Du reste, c'est là une très drôle de confession dont l'auteur semble ne jamais assumer la responsabilité de ses actes, la rejetant sur une obscure fatalité, sur quelque malédiction congénitale ou sur les provocations des uns ou des autres, ainsi de Zacarias, qui "au milieu du tapage, voulut faire le malin, nous racontant je ne sais quelle histoire de tendre ravisseur, dont j'aurais bien juré sur le moment – et maintenant encore – qu'elle était à mon intention; je ne fus jamais susceptible, mais il est des attaques si directes – ou qui semblent telles – qu'on ne peut les souffrir sans sortir de ses gonds et bondir." (p. 69) Principal narrateur du roman, Pascal Duarte n'est donc en aucune façon digne de confiance. Mais la puissance de son discours - à peine recadré par quelques documents brefs que Camilo José Cela attribue à d'autres personnages et qui font office d'introduction et de conclusion à son livre - est telle que bien loin de devoir s'efforcer de "suspendre son incrédulité" (selon la belle expression d'Alberto Manguel), on se trouve embrigadé sans réserve par cette vision fataliste à laquelle nul être raisonnable ne pourrait pourtant adhérer, et que l'on se voit mis en demeure d'effectuer mentalement un pas de côté pour s'en déprendre.

C'était donc un très grand premier roman que celui-là. Un texte âpre, cru et brûlé d'un soleil éblouissant, animé par une mécanique aussi implacable que tragique, et qui s'est imposé non sans raison comme le roman espagnol le plus traduit après "Don Quichotte".

Extrait:

"Moi, monsieur, je ne suis pas méchant et pourtant j'aurais mes raisons pour cela. Nous, mortels, nous avons tous en naissant la même peau, mais, à mesure que nous grandissons, le destin se plaît à nous diversifier, comme si nous étions de cire, et à nous mener par des sentiers multiples vers une seule fin: la mort. Il y a des hommes qui doivent prendre le chemin des fleurs, pendant que d'autres sont poussés à travers chardons et nopals. Les uns possèdent un regard tranquille et, au parfum de leur bonheur, ils sourient d'un visage innocent; les autres, accablés du soleil violent de la plaine, se hérissent comme la vermine pour se défendre. D'un côté, pour embellir son corps, le fard et les parfums; de l'autre, les tatouages que nul ensuite n'est capable d'effacer...
Je suis né voilà bien des années – cinquante-cinq pour le moins – dans un village perdu de la province de Badajoz. Il était accroupi à quelques deux lieues d'Almendralejo, sur une route monotone et longue comme un jour sans pain, monotone et longue comme les jours – dont, pour votre bien, vous ne pouvez même imaginer la longueur ni la monotonie – d'un condamné à mort...
C'était un village chaud et ensoleillé, assez riche d'oliviers et de cochons (sauf votre respect), avec des maisons si blanches que le souvenir m'en blesse encore les yeux, une place toute pavée et une belle fontaine à trois jets au milieu de la place."
(pp. 17-18)

*"(...) celui que le destin poursuit ne peut s'en délivrer, même en se cachant sous les pierres." (p. 45)

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25 avril 2010

Les trésors du musée Greco de Tolède

"Domenikos Théotokopoulos 1900",
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 9 mai 2010

Sous le titre quelque peu énigmatique de "Domenikos Théotokopoulos 1900", l'exposition des oeuvres du Greco qui est proposée actuellement au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à l'occasion de la présidence espagnole de l'union européenne*, s'attache à retracer tout à la fois le parcours de ce peintre né à Candie (aujourd'hui Héraklion, en Crète) en 1541 et mort à Tolède en 1614, et l'histoire de sa redécouverte au tournant des XIXème et XXème siècles - une redécouverte qui a culminé en 1910 avec la création, sous l'impulsion du marquis de la Vega-Inclán, du musée Greco de Tolède.

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Le Greco, Saint-Jacques le Majeur, Musée Greco, Tolède (source)

Et si la logique du parcours se fait parfois évasive, à force de se voir baladée entre ces deux fils conducteurs très diffférents, cette exposition qui rassemble aux côtés des plus beaux trésors du musée tolédan quelques tableaux prêtés par d'autres institutions espagnoles n'en est pas moins une très belle occasion de s'immerger dans l'oeuvre tout à fait singulière d'un peintre qui sut se nourrir successivement des codes de l'art byzantin et de ceux de la renaissance italienne - vénitienne en particulier - pour se forger un style sans équivalent dans l'Europe de la fin du XVIème siècle. Nombreuses sont les oeuvres présentées ici qui intriguent, étonnent et distillent le trouble autant qu'elles ne séduisent par l'étrangeté des physionomies et par l'éclat d'une palette jouant volontiers de tons acidulés. Des très émouvantes "Larmes de Saint-Pierre" à la série du Christ et des douze apôtres, en partie inachevée, en passant par le célébrissime "Enterrement du comte d'Orgaz" (représenté ici par une copie de sa partie inférieure, prêtée par le musée du Prado), vous ne regretterez pas votre déplacement.

* Vous trouverez, dans mon chapeau, des billets consacrés à deux autres expositions organisées à cette occasion: "Les tapisseries tournaisiennes de Pastrana" et "El Cubismo".

Présentation de l'exposition sur le site du Palais des Beaux-Arts.

22 avril 2010

Une phénoménale bande d'idiots

18991610_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20080929_061536"Burn after reading" d'Ethan et Joel Coen,
avec Frances McDormand, Tilda Swinton, John Malkovitch, Brad Pitt, George Clooney et Richard Jenkins

La réussite totale qu'est le dernier opus en date des frères Coen - "A serious man" - m'a donné l'envie de partir à la découverte de quelques uns de leurs films précédents, que j'avais pour une raison ou une autre zappés lors de leur sortie en salles. En commençant par ce très savoureux cru 2008: "Burn after reading".

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Voilà un film qui défie toute tentative de résumé - le mieux pour donner une très vague idée de son argument est encore de copier-coller le petit schéma qui illustre le dos du boîtier du DVD - mais qui nous offre de passer une heure et demie en compagnie d'une phénoménale bande d'idiots dont l'invraisemblable accumulation de bêtises est tout à fait jouissive. L'ensemble du casting est bien sûr impeccable, y compris Brad Pitt dans un rôle en or qui lui convient bien mieux que celui d'un héros grec en sandales et jupette. Mais surtout, surtout, "Burn after reading" ne serait sans doute pas si réussi si une vraie mélancolie ne pointait pas sous son vitriol, et si sa bande d'idiots, au fond tous très seuls et plutôt malheureux, n'étaient pas aussi, et presque malgré eux, profondément touchants.

D'autres films d'Ethan et Joel Coen, dans mon chapeau: "Intolérable cruauté", "A serious man" et "O'Brother, Where Art Thou?"

21 avril 2010

Une auscultation aussi tendre qu'impitoyable

"Mrs Henderson et autres histoires" de Francis Wyndham511VP8tdQmL__SL500_AA300_
5 étoiles

Christian Bourgois, 2010, 178 pages, isbn 9782267020885

(traduit de l'Anglais par Dephine Martin)

Un narrateur unique – sans doute très proche de l'auteur - imprime tout à la fois originalité et unité à ces cinq nouvelles qui nous permettent de le retrouver aux différents âges de sa vie, enfant, adolescent et enfin adulte. Mais plus que le parcours d'un homme, c'est le portrait d'un milieu privilégié – cette bourgeoisie aisée ou aristocratie campagnarde de l'Angleterre des années 1920 à 1970, qui ne déparerait pas dans un roman d'Agatha Christie ou de Patricia Wentworth, bref ce milieu qui fut capable de produire "la figure typique de l'artistocrate britannique excentrique qui manifeste un penchant romantique pour l'Islam: les noms de Burton, de Blunt et de Lawrence furent invoqués" (p. 56) – que Francis Wyndham a choisi de nous offrir ici. Et rien ne semble lui échapper de ses modèles: rien de leurs inquiétudes face aux tourments du siècle, de leurs errements entre l'Angleterre et les Etats-Unis ou de leurs engagements - contre le fascisme ou dans le mouvement pour les droits civiques -, rien de leurs qualités, mais rien non plus de leurs douces manies, petits travers et gros défauts.

Ecrivain bien trop rare, et qui s'est longtemps consacré à d'autres activités – comme journaliste, critique ou éditeur -, Francis Wyndham fait preuve ici de toute la clairvoyance, toute l'intelligence, toute la pudeur et toute la sensibilité que l'on pouvait s'attendre à trouver sous la plume de celui qui tira la merveilleuse Jean Rhys* de l'oubli injuste où elle avait sombré, de celui aussi qui contribua à faire connaître des écrivains de la trempe de Bruce Chatwin ou V.S. Naipaul. Une acuité d'observation hors du commun, associée à une tendresse qui ne dit pas son nom, font des cinq nouvelles de "Mrs Henderson et autres histoires" autant de bijoux mêlant émotion, douceur, humour, mélancolie et gravité.

Et si la plume de Francis Wyndham sait se faire impitoyable, notamment lorsqu'elle croque dans la nouvelle «Aux grands voyageurs» un savoureux personnage de romancière égocentrique et fort mécontente de l'accueil que les critiques ont réservé à son dernier ouvrage: "Je ne m'attends pas à ce qu'ils me décernent le prix Nobel, bon sang – je ne connais que trop bien mes limites, hélas! -, mais n'est-il pas assez étrange que pas un seul d'entre eux n'ait encore compris l'évidence même, qu'il s'agit en fait d'une allégorie du Bien et du Mal?" (p. 148), ou avec plus de virulence encore, "Pas étonnant que ce bigot ignare ne comprenne pas que si je mets l'accent sur le thème des menstruations, c'est pour donner une réinterprétation du Petit chaperon rouge sur un mode post-moderne! Ce que je trouve ahurissant, c'est qu'ils font tous la même grossière erreur et se plaignent de ce que je n'ai pas écrit un roman aux antipodes de celui que j'ai entrepris d'écrire." (pp. 148-149), refusant pour autant la caricature, elle ne se départit jamais de son élégance ni d'une profonde attention pour des héros dont les fêlures percent discrètement sous les dehors policés qu'ils maintiennent en toutes circonstances.

Que dire de plus? Ces nouvelles sont parfaites...

Extrait:

"Elle raconta son dilemme actuel; celui d'une pacifiste convaincue que la haine du nazisme poussait parfois à espérer que la guerre éclate. «As-tu déjà ressenti ce sentiment détestable d'être comme un caméléon sur un patchwork? C'est à peine si l'on sait encore quoi penser ou souhaiter. Je me rappelle avoir connu cela pour la première fois il y a des années, lorsqu'il m'était apparu que devenir végétarienne était la seule chose sensée à faire et que je ne m'y étais finalement pas tenue vu que je devais continuer à acheter de la viande pour mes chéris, mes chiens et mes chats! Mais là, la situation est bien sûr incomparablement plus dramatique. La perspective des massacres qu'une autre guerre ne manquerait pas d'entraîner m'est insoutenable... Mais voilà, si toute l'Europe devient fasciste, quel tableau tout aussi horrible!»" (p. 88)

* Vous trouverez, dans mon chapeau, plusieurs billets consacrés à ses livres: "L'Oiseau moqueur et autres nouvelles", "La prisonnière des Sargasses" et "Quai des Grands-Augustins"

Un autre livre de Francis Wyndham, dans mon chapeau: "L'autre jardin"

18 avril 2010

Vertiges de l’effacement

"Le Londres-Louxor" de Jakuta Alikavazovic51vPo_2BSo3JL__SL500_AA300_
4 étoiles

Editions de l’Olivier, 2010, 190 pages, isbn 9782879296760

Fraîcheur. Surprise. Ce sont deux des qualificatifs qui accompagnent les quelques mentions dans la presse de ce joli roman dont par ailleurs on ne parle pas autant qu'il le mérite. Et c'est bien l'impression qui s'impose dès le prologue destiné à planter le décor de ce cinéma improbable, le Londres-Louxor, construit vers 1920 au détour d'un sombre passage parisien, dans le plus pur style néo-égyptien, et devenu à l'aube du troisième millénaire le lieu de rencontre privilégié de la jeune diaspora (ex-)yougoslave.

On pense inévitablement, quoique peut-être en un peu plus impertinent, à Jean-Pierre Jeunet et au commentaire en voix off de son "Amélie Poulain" où des considérations très générales ne cessent de venir se mêler à l'histoire toute particulière d'une héroïne un peu décalée, tout en la teintant d'une pointe d'humour et de distance. C'est frais, léger, pétillant. C'est très séduisant, et ça le reste d'un bout à l'autre. Mais insensiblement un propos plus grave se fait jour sous la fraîcheur et la légèreté, à mesure que "Le Londres-Louxor" dérive du cinéma de Jean-Pierre Jeunet vers celui d'Alfred Hitchcock. Pas tellement parce que Esme troispetitspoints-vitch - fausse blonde longiligne qui erre tout au long du roman à la recherche de sa soeur aînée, Ariana, disparue sans laisser la moindre trace après avoir été témoin du vol de quatre tableaux de maîtres conservés à la Fondation Bührle de Zürich - ressemble de façon troublante à la Tippi Hedren des "Oiseaux". Mais bien plutôt par l'art subtil du cadrage par lequel Jakuta Alikavazovic mène son lecteur en bateau, en véritable virtuose du mensonge par omission, et par le jeu consommé des reflets et des faux-semblants qui se déploient dans les miroirs des corridors du Londres-Louxor.

Sous ses dehors d'enquête policière et son humour de façade, ce nouveau roman de Jakuta Alikavazovic nous entraîne à partager la destinée incertaine d'une héroïne dont la trajectoire semble avoir déraillé longtemps auparavant, lorsque son pays natal a purement et simplement disparu des cartes, annihilant ses racines, les laissant, elle et ses camarades habitués du Londres-Louxor, pris au piège dans les limbes d'un tiret sur l'enseigne d'un ancien cinéma: "Quand bien même je serais né en France, dit quelqu’un qui prétendait citer le Vice-Président, quand bien même je serais né dans le huitième arrondissement de Paris (un arrondissement de confiance, haussmannien, résidentiel), on me demanderait encore d’où je suis. Ça vient d’où ce nom, chacune de ces questions ouvrait immédiatement la distance entre l’origine et le présent. Cette distance qu’ils s’efforçaient d’abolir, qu’ils contractaient comme un poing pour la réduire à presque rien, au creux d’une main, à chaque question elle se dépliait. Eux qui l’avaient domestiquée se trouvaient face à une marge irréductible; le tout petit espace qu’ils tenaient comme un petit oiseau, qui avait été réduit à rien, au tiret du Londres-Louxor, voilà qu’il reprenait le dessus. Il devenait leur milieu naturel." (pp. 111-112)

Les efforts de la mémoire eux-mêmes ajoutent encore à la confusion, qu'ils portent sur la patrie disparue ou sur les tableaux volés: "On (...) demandait aux employés du musée, à ses visiteurs les plus assidus, de décrire de mémoire les tableaux disparus. Force était de constater que plusieurs semaines après le braquage, ils ne s’en souvenaient que très mal. Les plus enthousiastes réinventaient, en toute candeur, ce qu’ils avaient oublié. Les tableaux n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes." (p. 126) Et l'on ne peut se défendre d'une sensation de vertige devant ce récit d'un effacement inéluctable, et face à la séduction trouble, aussi, d'une jeune plume qui se révèle d'emblée si originale et singulière.

Article dans La libre Belgique.

Et dans Le Soir.

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16 avril 2010

Un film total

affiche_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20021210_030144"Les sept samouraïs" d'Akira Kurosawa,
avec Toshirô Mifune

L'enthousiasme obsessionnel de Ludo et Sibylla, héros du "dernier samouraï" d'Helen Dewitt, pour ce film qu'ils se repassent en boucle, du début à la fin ou par morceaux, dans l'ordre ou dans le désordre, avait rendu cela inéluctable: je me devais de découvrir "Les sept samouraïs" et grâce au cycle "films de samouraïs" proposé récemment sur Arte, c'est à présent chose faite. Et ma foi, je peux comprendre l'admiration de Sibylla pour ce film et son idée un peu biscornue de proposer ses sept héros à son fiston comme figures paternelles de remplacement, car les valeurs et le code éthique qu'ils incarnent - sans tomber dans les bons sentiments ni dans la morale à deux sous - les prédisposent à l'évidence pour ce rôle.

Mais c'est bien loin d'épuiser tout ce qu'il y a à dire de ce qui s'impose comme un des tout grands films d'Akira Kurosawa. Car "Les sept samouraïs" est avant tout un film total à l'image des pièces de Shakespeare que le réalisateur japonais admirait tant et qu'il a d'ailleurs portées à plusieurs reprises au grand écran: tout à la fois un film contemplatif et un film d'action, un film de guerre et un film d'amour, un drame et une comédie. Bref, un indispensable à voir et à revoir, oui, à l'exemple de Ludo et Sibylla.

Un autre film d'Akira Kurosawa, dans mon chapeau: "Rhapsodie en août"

14 avril 2010

Stockholm

14 avril 2010

Carl von Linné - Carnet de Stockholm (16)

Médecin suédois passé à la postérité pour avoir proposé un système rationnel de classification des plantes, Carl von Linné a les honneurs d'une statue, au milieu d'un parterre très élaboré sous ses dehors sauvageons, à deux pas de la bibliothèque royale de Stockholm, dans Humlegården - l'ancien jardin du houblon.

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Monument à la mémoire de Carl von Linné, Humlegården, Stockholm (Cliché Fée carabine)

13 avril 2010

Les chants de l'innocence perdue

51APPAEE47L__SL500_AA240_"Exhortation aux crocodiles" d'António Lobo Antunes
4 étoiles

Points, 2001, 500 pages, isbn 2020400723

(traduit du Portugais par Carlos Batista)

Cette deuxième étape de mon périple en compagnie d'António Lobo Antunes - auteur des mois de février et mars 2010 sur Lecture/Ecriture - est bien plus proche de ce que je connaissais déjà de lui: un livre politique sans l'être mais qui l'est tout de même, et surtout un récit qui plonge au plus intime, au plus vulnérable aussi, de l'esprit de ses personnages.

On s'en serait bien douté: au Portugal, dans les années 1970, les changements amenés par la Révolution des Oeillets n'ont pas plu à tout le monde. Sauriens tout droit venus d'un autre âge, celui de l'estado novo d'António de Oliveira Salazar, soutenus par quelques militaires espagnols et par l'ambassadeur des Etats-Unis très soucieux de barrer la route aux rouges, les crocodiles qui donnent son titre à ce roman d'António Lobo Antunes sont d'ailleurs déterminés à s'y opposer par tous les moyens. Même illégaux. Même violents. L'évêque qui est un de leurs chefs voit dans leur combat une guerre sainte qui excuse tout, y compris le pire, le meurtre et l'action terroriste. Et, complices ou témoins impuissants de leurs crimes, les femmes – épouse, maîtresse, nièce ou domestique... - qui partagent leur vie se voient contraintes au silence, muselées par la peur de la prison ou des représailles de leurs hommes, par la peur aussi de l’explosion prématurée d’une de ces bombes qu’ils bricolent dans le fond d'un garage.

Mais quatre de ces femmes – Mimi, Fatima, Celina et Simone – retrouvent ici la parole qui leur avait été confisquée, chacune à son tour assurant la narration d’un chapitre. La plume d’António Lobo Antunes épouse leurs monologues intérieurs jusque dans leurs méandres les plus déroutants, souvenirs, rêves et fantasmes venant se mêler en un flot souvent enfiévré à une perception de la réalité qui ne va pas sans nous réserver déjà quelques surprises, notamment dans le chef de Mimi qui, passée au-delà des faux-semblants, se mourant d’un cancer, et malgré - ou justement grâce à - sa surdité, nous révèle un autre discours derrière celui des mots réellement prononcés par son entourage.

Organisés suivant un contrepoint extrêmement complexe, les mots de ces quatre voix solistes ont étrangement pour effet de repousser à l’arrière-plan les crocodiles du titre, renvoyés dans le chœur et réduits à quelques interventions discrètes. Et il en découle qu’"Exhortation aux crocodiles" n’est pas – ou du moins pas directement – un réquisitoire contre ces hommes prêts à tout pour s’opposer au changement, à la démocratisation du pays et à la fin de son empire colonial. Car à travers les mots de ces femmes, qui toutes les quatre semblent vouloir faire un retour nostalgique vers des enfances qui n’avaient pourtant rien d’idyllique, c’est bien plutôt une émouvante lamentation à la mémoire d’une innocence perdue sans retour qui se fait jour dans les pages de ce livre. Un livre qui n’en devient peut-être que plus poignant et troublant, à un degré qu’aucun réquisitoire tiré au cordeau n’aurait pu atteindre.

Extrait:

"Je ne comprends pas quand les autres parlent et les autres ne comprennent pas ce que je comprends: j'entends des mots différents de ceux que les gens perçoivent tout comme ma grand-mère entendait ses enfants à travers leurs sourires, leur gentillesse, leurs
- Oui mère
- Comme vous voudrez mère
- Tout de suite mère
souhaiter sa mort afin d'hériter du restaurant et de l'argent dont ils disposeraient après, mon oncle malade avec son transistor à piles sur l'oreille, ma tante du Canada qui nous écrivait des cartes postales pleines d'espérance plus couvertes de timbres que de salutations
- Le médecin est toujours préoccupé par le coeur de notre mère Rosário?
une belle-soeur qui débarquait chez nous avec un petit paquet de dragées destinées à raviver son diabète et qui les refilait à ma grand-mère en cachette
- Cadeau d'ami Mémé Alicia
brûlant de la voir ouvrir le paquet, sucer le sucre et tomber sur le côté (...)"
(p. 63)

D'autres livres d'António Lobo Antunes, dans mon chapeau: "Le retour des caravelles" et "N'entre pas si vite dans cette nuit noire"

10 avril 2010

Pour la liberté de la presse

18460477_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20051124_030549"Good night, and good luck" de George Clooney,
avec David Strathairn, Robert Downey Jr et George Clooney

"Good night, and good luck", telle était la formule par laquelle Edward R. Murrow, journaliste vedette de la CBS terminait son émission documentaire "See it now", un programme dans lequel il s'attaqua aux méthodes - à tout le moins anti-démocratiques - utilisées par la commission présidée par le sénateur Joseph McCarthy dans sa "chasse aux sorcières" communistes. La préparation de cette émission diffusée en mars 1954, et les événements qui en découlèrent, sont au coeur de ce film réalisé par George Clooney en 2005, où ils servent de prétexte à une réflexion à peine voilée sur sur la liberté de la presse et sur le rôle des médias et tout particulièrement de la télévision dans nos sociétés, comme outils d'information ou de divertissement.

On aurait pu souhaiter une démonstration un tantinet moins explicite et appuyée, laissant un petit peu plus d'espace à l'interprétation du film par le spectateur. Mais même si "Good night, and good luck" nous met très (trop ?) carrément les points sur les "i", ce film n'en séduit pas moins par ses partis pris esthétiques affirmés, mêlant à des images d'archives du sénateur McCarthy des séquences modernes tournées elles aussi en noir et blanc, de façon très soignée, et à une bande-son jazzy proprement irrésistible. Et puis, il faut bien reconnaître que ce film, sorti en pleine présidence Bush Jr, était sacrément culotté et terriblement pertinent. Et surtout qu'il reste toujours pertinent aujourd'hui!

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