Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Dans mon chapeau...
Dans mon chapeau...
belgique
5 octobre 2009

Une victoire face au pire de l’Histoire ?

"Reflets…" de Maurice FedermanFederman
4 étoiles

Tirésias, 1995, 53 pages, isbn 2908527359

Né en 1905 dans une famile juive de Sosnowiec, Mojsze (Maurice) Federman se vit contraint, dès 1927, de quitter sa Pologne natale pour s’installer à Liège où il fut finalement arrêté par la Gestapo, un matin de février 1942. Et il serait mort trois ans plus tard, entre Auschwitz et Buchenwald, sans laisser la moindre trace de son passage en ce monde s’il n’avait publié en 1936 un unique recueil de poésie, écrit en Français et intitulé "Reflets…". S’il n’avait aussi, en 1939, donné le jour à une petite fille qui deviendrait à son tour poète, dramaturge et romancière sous le nom de Vera Feyder.

Et c’est elle qui s’efforce ici une fois de plus de ranimer la mémoire de son père qu’elle avait déjà évoqué dans son essai consacré à Liège*. En signant la présentation de la réédition de ses "Reflets…". Et en nous donnant ainsi la possibilité de découvrir les textes – autant de promesses en bourgeons, restées inaccomplies – d’un jeune homme romantique, partagé entre soif de vivre, aveu d’impuissance et une mélancolie poignante.

Cela peut sembler peu de chose, mais c’est tout ce qu’il y a, selon les mots-mêmes de Vera Feyder: "A mon Père disparu, je n’ai rien d’autre à offrir. Rien, hors cette vie qu’il m’a donnée et où la sienne – contre la haine – y est victorieuse." (p . 14) Et à cela, l’ultime poème de "Reflets…" semble acquiescer, à travers le temps:

"La joie qui fait vibrer mon sang
Etait plus puissante que le monde…
Et bien qu’elle ne dura qu’un instant
Elle fut plus longue que la vie
Et plus profonde !..."
(p. 47)

Extrait :

Hallucination

La forêt m’apporta les reflets
des images égarées et lointaines…
Son silence m’enveloppa
Comme le regard de tes yeux
Et je rêvais aux nuits chaudes et inquiètes…

Leurs images se confondent…
Etendant leurs ombres fragiles
Sur les montagnes et disparaissent…
Je ne vois plus que ton corps
qui m’étreint de sa chaleur…
Et des flèches de sang
tachent l’eau cristalline
de la rivière de ma jeunesse…

Un éclat de rire retentit
L’éclair bleuit tes dents blanches
Je vois sombrer l’espace…
(p. 39)

* Les quelques pages de "Liège" où Vera Feyder évoque le souvenir de son père sont d’ailleurs reproduites à la fin de "Reflets…".

Publicité
21 septembre 2009

C'est la pleine floraison... (6)

En ce jour de rentrée académique et d'activité débordante, c'est le moment de se replonger une dernière fois dans la tranquillité des mois d'été et toute la variété des couleurs d'un pré fleuri...

IMG_1226

Pré fleuri à l'orée du bois de Lauzelle, Louvain-la-Neuve (Cliché Fée Carabine)

C'est la pleine floraison (1), (2), (3), (4) et (5)

4 septembre 2009

C'est la pleine floraison... (5)

La plus jeune des villes belges est encore un pleine croissance, et de nombreux espaces y sont toujours vides. Certains sont d'ailleurs destinés à le rester et à offrir aux habitants une escapade dans la verdure. Mais d'autres, tels ce terrain situé en contrebas du tout nouveau musée Hergé, sont en attente d'une affectation définitive. Et la commune d'Ottignies-Louvain-la-Neuve et/ou l'université ont eu la fort bonne idée d'y semer des fleurs des champs. Bleuets et coquelicots, c'est plus joli qu'un "bête" terrain vague, non?

IMG_1221

Pré fleuri (en contrebas du nouveau musée Hergé), Louvain-la-Neuve (Cliché Fée Carabine)

Un autre pré fleuri a aussi été semé à l'entrée du bois de Lauzelle, mais je vous en reparlerai dans quelques jours...

C'est la pleine floraison (1), (2), (3), (4) et (6)

30 juillet 2009

C'est la pleine floraison... (4)

IMG_1143

Ce petit bouquet de campanules, débordant d'une palissade, illuminait une ruelle de Louvain-la-Neuve par une belle journée de mai (Cliché Fée Carabine)

C'est la pleine floraison (1), (2), (3), (5) et (6)

25 juillet 2009

Amour-haine

"Liège" de Vera Feyder41wl9ylCrvL__SL160_AA115_
4 étoiles

Champ Vallon, 1992, 115 pages, isbn 2876731339

Née à Liège en 1939, et montée à Paris alors qu’elle était encore toute jeune, Vera Feyder n’a pas cessé d’entretenir avec sa ville natale une relation complexe. Tout au long des pages qu’elle lui consacre ici, son regard hésite continuellement entre tendresse et auscultation impitoyable. Entre le souvenir des modestes plaisirs de l’enfance – les excursions sur la Meuse, le poulailler de l’opéra – et celui de l’ignominie, la trahison qui a livré son père, le jeune poète Maurice Federman, à la Gestapo, et partant aux camps nazis et à la mort. Entre la vie chaleureuse des impasses populaires et les prétentions des beaux quartiers, tout en égratignant au passage les errements d’une politique urbanistique façon "du passé, faisons table rase" (les choses n’ont d’ailleurs pas tellement changé depuis la publication de ce livre, en 1992: pour le meilleur ou pour le pire, l’aménagement de la place St-Lambert est terminé, les musées Curtius et de la Vie Wallonne ont rouvert, mais que dire du nouveau chancre du Val Benoît, ou de l’interminable chantier de la gare des Guillemins?)

Cet amour-haine animant de bout en bout l’essai que Vera Feyder consacre à sa ville natale dans la collection "des villes", chez Champ Vallon, l’exercice de la promenade en compagnie d’un écrivain se trouve débarrassé de ce qu’il peut avoir, souvent, d’académique ou de convenu. "Liège" offre à ses lecteurs une véritable immersion dans les ruelles populaires de la vieille ville où l’auteur a passé son enfance dans les années d’après-guerre, et où l’on croirait presque pouvoir rencontrer, au détour d’une impasse, les fantômes échappés des livres de Georges Simenon - auquel Vera Feyder ne manque pas de rendre hommage – tout autant que les héros de son propre roman "Caldeiras". Loin des itinéraires trop balisés et des cartes postales, c’est bien l’âme de la ville qui vibre dans ces pages indispensables sans doute à la découverte de la cité ardente, indispensables aussi pour mesurer à quel point cette ville aimée-haïe a nourri l’œuvre de l’auteur, son incandescence comme ses révoltes et sa soif de vivre…

Extrait:

"Certes, le néon, les enseignes lumineuses, de nuit comme de jour, ont levé peu à peu le voile de détresse qui pesait sur certains lieux à vocation miséreuse, et reconnus comme tels. N’empêche qu’il est resté, pour qui reviendrait les hanter, sorties d’on ne sait quelle bouche fumigène, coupant d’étroites ruelles sans trottoirs, affaissés sous des porches ou dans l’arrière-salle d’estaminets venteux, de ces silhouettes incertaines que traquent soudain, comme le ferait une poursuite au théâtre, les feux mobiles d’une voiture, tandis que d’une façade qu’on croyait aveugle une porte soudain entrouverte rejette soudain à la rue, poignardé d’un rais lumineux, le dos en fuite d’un hors-la-loi, aussitôt repris par la nuit. Le Petit Homme d’Arkangelsk a travaillé peut-être bien dans cette échoppe douteuse que même les chats désertent; et tel Monsieur Hire est apparu, là, en décalcomanie grise derrière une fenêtre mal fermée où bat la pluie; Bergelon a pu, de n’importe quelle gare, prendre un train, et L’Homme qui les regarde passer se tenir, rue du Baneux, à l’écoute de l’express fonçant sous le bois des Carmélites, où vient mourir la prison Saint-Léonard. Cependant que Le Voyageur de la Toussaint se perdait, par le pont d’Amercoeur, sur la route de Robermont où les morts du cimetière répondent, les soirs d’orage, d’une colline à l’autre, à ceux de Sainte-Walburge." (pp. 51-52)

D'autres livres de Vera Feyder, dans mon chapeau: "Petite suite de pertes irréparables", "Règlements de contes" et "Caldeiras".

Publicité
17 juillet 2009

Volcans qui rêvent

"Caldeiras" de Vera Feydercaldeiras
5 étoiles

Stock, 1982, 451 pages, isbn 2234015669

Guère de points communs, à première vue, entre Nat et Tina. Nat, dissimulé derrière de multiples identités, fils d’un riche homme d’affaire britannique qu’un chagrin d’amour a poussé, de fil en aiguille, à se faire chasseur d’images, photo-reporter traquant à travers le monde les horreurs d’un siècle qui en eut sans doute plus que sa part. Et Tina, jeune orpheline exploitée sans vergogne, sous couvert de charité chrétienne, par la propriétaire – qui a tout des dames patronesses que chantait Jacques Brel - d’un modeste atelier de couture niché dans les sombres ruelles du Vieux Liège, à l’ombre de la Montagne de Bueren.

Et pourtant leurs destins, et quelques autres, vont se croiser au long de ce roman touffu où Vera Feyder a rassemblé en une véritable cour des miracles toute une galerie de personnages aussi émouvants qu’insolites, de Fatsolino, mineur italien que ses poumons rongés de silicose ont renvoyé dans une pauvre retraite, à un juge intègre mais qui survient trop tard dans l’histoire pour en infléchir le cours ou à Fenec, rescapé des camps nazis devenu majordome d’un palace new yorkais où il guette patiemment la moindre trace de ses anciens bourreaux. Autant de fragments d’humanité en mal d’amour et d’un peu de chaleur, et qui n’ont pas cessé de se révolter. Et de rêver. Jusqu’à ce que, un jour au l’autre: "toute la charge insurectionnelle stockée semaine après semaine depuis tant d’années dans le grand trou noir de [leurs] vie[s], explos[e] comme la caldeira d’un volcan que l’on croyait pour toujours assoupi. Eteint." (p. 295)

C’est un livre magnifique que ce gros roman volcanique, incandescent et imprévisible, nourri d’une révolte viscérale et qui m’a révélé une toute autre facette de l’œuvre de Vera Feyder. J’avais déjà beaucoup aimé "Petite suite de pertes irréparables" et "Réglements de contes", deux pièces de théâtre tout à la fois graves et pétillantes. Mais si l’humour cède ici la place à une ironie mordante, et si la concision s’est effacée au profit d’un grand souffle romanesque, j’ai bien retrouvé dans "Caldeiras" les qualités d’écriture qui m’avaient auparavant tellement impressionnée: un style incisif, rythmé, alliant l’élégance et la fluidité à une densité peu commune.

Avec ce troisième roman entraînant son lecteur des ruelles populaires de Liège à Bruxelles, et aux belles demeures de l’avenue Louise, et des chutes du Niagara à l’enfer des mines du Minas Gerai, Vera Feyder s’impose à mes yeux comme l’une des voix littéraires les plus fascinantes de cette fin du XXème siècle. Et la discrétion où son œuvre se voit cantonnée m’apparaît décidément de plus en plus incompréhensible…

Extrait:

"Instantanément, ses frayeurs tombèrent. Il en est toujours ainsi: quand la pitié relaie la peur, le pouvoir change de camp. Mais Tina l’ignorait. Quand l’homme prit soudain conscience du regard qu’elle portait sur lui, peut-être chercha-t-il, un instant, à fuir. Mais il ne le pouvait déjà plus. Regards singulièrement jumeaux: dans les yeux de Tina, ce fut non seulement son malheur qu’il y vit reflété, agrandi – et elle dans les siens, le sien – mais celui de leurs semblables, de toutes les espèces et de tous les règnes, auxquels le chien aussi bien appartenait. Au carrefour de ces trois errances, un seul désespoir était au rendez-vous : celui de n’avoir en ce monde ni feu ni lieu à partager.
Par un même élan de repli effaré, Fatsolino et Tina détournèrent leurs yeux en même temps.
Pour les reporter, ensemble, sur le chien."
(p. 118)

D'autres livres de Vera Feyder, dans mon chapeau: "Petite suite de pertes irréparables", "Règlements de contes" et "Liège".

27 juin 2009

Parer l’ordinaire de la magie du conte

"Le maître des jardins noirs" d’André-Marcel Adamekjardinsnoirs
4 étoiles

Pré aux sources/Editions Bernard Gilson, 1993, 115 pages, isbn 2872690433

Dans une campagne marquée par les rudesses de son climat, la dureté et les pièges de ses roches traversées de failles – ce pourrait être dans les Ardennes chères au cœur de l’auteur, mais rien ne le dit clairement, et libre à chacun d’imaginer ce qu’il veut -, une famille venue de la ville s’installe dans une ancienne ferme, longtemps restée abandonnée, sous l’œil sceptique de leurs voisins, un vieux couple d’agriculteurs.

"Le maître des jardins noirs" nous offre avant tout l’histoire de ces deux mondes qui s’ignoraient, et qui, soudain mis en présence, se lisent l’un l’autre à grands renforts de contresens. C’est une histoire toute simple, ordinaire et pour ainsi dire universelle, mais qui se déroule ici sans rien de prévisible ni de convenu, car André-Marcel Adamek a su déployer tout son talent pour la parer d’un parfum de danger – ce parfum discret émanant des jardins noirs, ces grandes friches où se dissimulent les restes d’un village ravagé par la peste en 1709 – et de toute la magie des contes, dans le sillage de la silhouette de la Bichelle, qui mit autrefois au monde un enfant monstrueux et fut chassée du village pour s’être unie à un cerf.

Ni vrai récit du terroir, ni vrai conte fantastique – même s’il y a ici un peu de tout cela -, "Le maître des jardins noirs" est tout simplement une belle histoire de destinées humaines qui se frôlent, se touchent et, pour le bien ou pour le mal, se changent au contact les unes des autres. Et c’est un récit captivant qu’il est bien difficile de lâcher avant d’en avoir tourné la dernière page.

Extrait:

"A trois kilomètres du hameau, de l’autre côté de la vallée, les jardins noirs s’étendent sur deux cents hectares. C’est ainsi qu’on appelle les friches qui entourent l’ancien village de Champleure, anéanti par l’épidémie de peste de 1709. Quelques pans de muraille survivent parmi les roncières, les cytises et les prunelliers épineux. La charpente dénudée de la chapelle, où des fragments d’ardoises s’accrochent encore, se hérisse la nuit d’effraies au plumage neigeux qui lancent aux étoiles leur cri de torture. La vieille fontaine y coule toujours, ensevelie sous les broussailles, et il arrive que par des nuits très pures, dans l’absence totale du vent, on l’entende chanter jusqu’ici. Je possède à deux pas des décombres quelques dizaines d’arpents achetés pour une croûte de pain à l’époque où je croyais encore en l’avenir. J’y ai tenté une plantation d’épicéas, car on ne sème pas l’épeautre sur un ossuaire de pestiférés. Les jeunes plants n’ont pas tenu deux ans : une pourriture grisâtre les a gangrenés par les racines. Leurs aiguilles ont pâli, bientôt emportées par le vent. Sur cette terre noire et putride ne poussent que les fleurs de la mort : la belladone, la jusquiame et la lauréole y abondent. On y trouve aussi, à l’automne, les amanites les plus vénéneuses et des bolets satans pansus comme des outres." (pp. 29-30)

26 juin 2009

Le premier atlas scientifique de Belgique

"Le grand atlas de Ferraris",
Bibliothèque royale de Belgique (Palais de Charles de Lorraine)

Le grand atlas des Pays-Bas méridionaux, réalisé entre 1771 et 1778 par le comte de Ferraris, en réponse à une commande de l'impératrice Marie-Thérèse, est passé à la postérité comme le premier véritable atlas scientifique de ce qui deviendrait plus tard la Belgique. Et ce document de première importance, qui nous renseigne aussi bien sur les ressources naturelles (mines, forêts...) que sur l'urbanisme ou la topographie du pays à la fin du XVIIIème siècle, vient d'être réédité conjointement par Racine et Lanoo, en même temps que l'intégralité des cartes qui le constituent étaient rendues accessibles en ligne, sur le site de la Bibliothèque Royale.

L'événement méritait bien une célébration particulière. La Bibliothèque Royale a donc mis les petits plats dans les grands pour nous proposer, dans le décor somptueux de l'ancien palais de Charles de Lorraine (qui fut gouverneur des Pays-Bas de 1741 à 1780, au nom de sa belle-soeur, l'impératrice Marie-Thérèse, et l'un des promoteurs du projet du comte de Ferraris), une exposition - petite mais fort intéressante - replaçant le grand atlas dans le contexte, en particulier politique et scientifique, de son époque. On y découvrira, aux côtés d'anciens traités d'arpentage et du matériel de dessin (planchettes, pantographe...) alors en usage, des réimpressions en grand format de quelques cartes significatives de l'atlas de Ferraris: c'est l'occasion de découvrir Ostende bien avant la grande vogue des bains de mer, en minuscule ville de garnison, enserrée dans ses murailles, ou encore la présence monumentale de la cathédrale Saint-Lambert (détruite lors de la Révolution liégeoise, à la fin du XVIIIème siècle) dominant la ville épiscopale.

Cette exposition est gratuite, et accessible deux après-midis par semaine:

  • Les mercredi et jeudi, de 13h à 17h, pendant les mois de juillet et août.
  • Les mercredi et samedi, de 13h à 17h, durant le mois de septembre.

C'est à Bruxelles, dans l'ancien palais de Charles de Lorraine, situé place des musées, à deux pas des Musées Royaux des Beaux-Arts et du tout nouveau Musée Magritte.

Pour en savoir plus:

23 juin 2009

A hauteur d’homme

"Les Hauts Plateaux" de Lieve Joris414lQAeGjuL__SL160_AA115_
4 étoiles

Actes Sud, 2009, 135 pages, isbn 97827472783717

(traduit du Néerlandais par Marie Hooghe)

Depuis un premier voyage, dix-neuf ans plus tôt, dans la région du Bas-Congo où son oncle fut missionnaire, Lieve Joris n’a plus cessé d’explorer l’ancienne colonie belge, y revenant à plusieurs reprises tout en progressant lentement vers l’est. Aussi, ce dernier périple dans les hauts plateaux proches de la frontière rwandaise prend la figure d’un aboutissement, d’autant plus que cette région dépourvue de route et privée d’électricité, et dont les habitants – majoritairement de l’ethnie des banyamulenge – sont réputés pour leur fierté ombrageuse, est l’une des plus inhospitalière du pays.

Riches en ressources naturelles (or, notamment), sillonnés par les soldats des milices Interahamwe, venus du Rwanda voisin, et diverses milices congolaises plus ou moins rivales, les hauts plateaux de l’est congolais s’imposent comme une région d’une importance cruciale dans la géopolitique de notre époque, ainsi que le pointe justement la quatrième de couverture. Mais si Lieve Joris ne passe pas ce fait sous silence, elle ne cache pas que la motivation de son voyage est ailleurs, selon ses propres termes: "(…) chemin faisant, je regarderais autour de moi et visiterais les marchés des hauts plateaux, tout en essayant de comprendre comment vivaient les gens dans cette partie inhospitalière du Congo" (pp. 9-10). Le récit qu’elle nous ramène de son périple de Minembwe à Uvira se révèle bel et bien comme un portrait de la région à hauteur d’homme. Un portrait ancré dans le quotidien de villages dont la vie simple et rude nous renvoie aux temps bibliques : "Abraham, qui devenait père alors qu’il était déjà vieux et gris ; Caïn, le cultivateur, qui tuait son frère Abel, l’éleveur, parce qu’il le jalousait – c’étaient des récits qui acquéraient une signification nouvelle dans cet environnement pastoral." (p. 93). L’écriture de Lieve Joris épouse joliment cette simplicité, ressuscitant par la même occasion les souvenirs de son enfance dans la campagne flamande, en une belle rencontre insolite et surprenante.

Extrait:

"Monter, descendre, souvent sur un terrain inégal, rocheux – nous avancions péniblement et étions de plus en plus silencieux. Le soleil brillait, un vent frais soufflait et j’entendais le murmure d’une rivière en contrebas. L’air sentait l’herbe et les fleurs sauvages. Personne ne m’avait parlé des plaisirs de ce voyage – pourquoi mes amis ne m’avaient-ils prévenue que des difficultés ?
Des souvenirs tourbillonnaient dans ma tête, souvenirs des étés d’autrefois quand nous allions cueillir des myrtilles à Overpelt. Les aiguilles séchées des sapins crissaient sous nos pieds, les baies tombaient avec un bruit creux dans nos gobelets en plastique. La voiture blanche des revendeurs était garée à l’entrée du bois. Combien gagnions-nous, deux francs belges le kilo? Pourtant, nous recommencions chaque été. Boire du Coca tiède sur l’accotement, voir détaler un écureuil à la queue rousse, manger des myrtilles jusqu’à en avoir la langue et les lèvres toutes bleues. Puis, vers le soir, rentrer à vélo à la maison où ma mère frottait le seuil alors qu’à l’intérieur tout sentait le savon vert."
(p. 63)

11 juin 2009

Eve, Salomé ou Marie

"Femmes des longs matins" d’Andrée Sodenkampcouverture_Sodenkamp
4 ½ étoiles

André De Rache, 1965, 68 pages, ASIN B0014PBD0G

Il est sans doute d’innombrables façons de définir une œuvre – littéraire - classique, parmi lesquelles celle bien connue qui dit qu’il s’agit d’un livre dont tout le monde parle mais que plus personne ne lit. Sous ses allures iconoclastes, cette définition recèle sans doute sa part de vérité. Et si l’on y ajoute que l’œuvre classique est aussi celle qui laisse surpris et ébloui le lecteur qui se décide enfin à en franchir le seuil, cette description convient parfaitement à l’œuvre d’Andrée Sodenkamp. Cette grande dame des lettres francophones de Belgique est une présence obligée de toute anthologie poétique du plat pays, mais exception faite de ces quelques extraits choisis, on ne la lit plus guère, et il n’est d’ailleurs pas facile de se procurer ses livres souvent anciens et/ou distribués de manière très confidentielle.

Je dois en fait à l’heureuse manie des bibliothèques universitaires de tout conserver – même une modeste plaquette défraîchie par ses plus de quarante années d’existence – d’avoir enfin pu découvrir cette oeuvre, sans filtre ni barrière, avec ce recueil publié en 1965 et où Andrée Sodenkamp a mêlé les évocations des multiples visages du féminin – Eve, Salomé, les tentatrices, les violentes, les "porteuses de foudre" (p. 24) mais aussi les mères et les épouses, dignes et tranquilles dans leurs "vêtements aux longs plis assemblés" (p. 13) – et celles de tableaux (de Van Eyck ou de Watteau) ou des lieux (Vézelay) chers à son cœur.

Dans sa perfection formelle, la poésie d’Andrée Sodenkamp se révèle ici aussi intemporelle qu’elle n’est, peut-être comme son auteure, et suivant ses mots-mêmes, d’un autre temps :

"Je suis du temps des lents et vieux romans d’amour,
Des grands Meaulnes poussant des portes solennelles.
On se mangeait le cœur en guettant sur la tour
Un pays balancé de bois et d’hirondelles.

C’étaient les temps heureux des grandes fautes tendres
Des confessionnaux pleins de voix murmurées,
Et de chagrins si beaux qu’on ne pouvait attendre
Pour les souffrir déjà de n’être plus aimée."
(p. 25)

Et surtout, elle se révèle éblouissante, traversée de foudres et de déchirures, hantée par la mort et l’amour dont la poétesse a su fixer, avec une élégance infinie mais totalement dénuée de pudibonderie, les traits contradictoires: la chair, l’absolu, l’éternel, la passion, le bonheur et la fièvre mais aussi la lassitude, l’usure et l’ennui… Racine s’y était pris tout autrement, mais il n’avait pas fait beaucoup mieux, au fond. Bref et en un mot comme un cent, c’est une magnifique découverte que cette œuvre qui possède tout de ce qui fait un classique - un vrai, un grand.

Extrait:

Voyage

"Quand je te vis, je sus, qu’engourdi du voyage
Tu n’étais, Bien-Aimé, pas encor revenu.
Tu rapportais chez nous ton poids de paysages
Et pailletés de froid, des objets saugrenus.

Mais où était resté cet amant sans raison,
Celui qui seul gémit, la nuit, sous les délices ?
Mes doigts suivaient encor des courbes d’horizon
Sur ton front détourné et sur ta lèvre triste.

Tu ramenais sur toi l’odeur de l’étrangère,
Des songes entêtés te faisaient les yeux las.
Mon âme est bien rangée en la vie coutumière,
Et mes pas mesurés te blessaient comme un glas.

Ensemble nous pleurions sur ton désir perdu,
Et mon corps quelquefois plaisait à ton malheur.
Tu caressais ton rêve, au hasard d’un sein nu,
Sur ma bouche, le soir, tu te mordais le cœur."
(p. 52)

D'autres poèmes d'Andrée Sodenkamp, dans mon chapeau: "Tes calmes mains sur toi" et "Van Eyck".

sodenkamp150Pour une édition plus récente de la poésie d'Andrée Sodenkamp, on peut se reporter aux "Poèmes choisis" publiés en 1999 par l'Académie Royale de Langue et de Littérature française de Belgique, 268 pages, isbn 2803200317

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 > >>
Dans mon chapeau...
Publicité
Archives
Publicité