"La cérémonie des poupées" de Chantal Deltenre
4 ½ étoiles
Maelström, 2005, 123 pages, isbn 2930355395
Keiko Fujimori est née à Paris de parents japonais venus s’installer en France sitôt après la fin de la deuxième guerre mondiale, fuyant les ruines de Nagasaki et de Tokyo où leurs familles avaient péri. Mais jusqu’à ce jour où elle a suivi là-bas son compagnon, Pierre, orientaliste français en poste pour deux ans dans une université japonaise, elle n’avait jamais posé le pied sur la terre de ses ancêtres. Et d’entrée, dès leur installation dans ce petit appartement d’un immeuble moderne de la banlieue de Tokyo, dans un quartier complètement reconstruit après la guerre, Keiko se voit rattrapée par le passé, par cette histoire familiale dont elle ne sait rien, et dont la résurgence met à mal la relation fusionnelle qu’elle entretenait jusqu’alors avec Pierre : "Ma seule urgence est de donner sens à ces traces anciennes, les décrypter, les rassembler, que la mémoire du lieu et la mienne s’accordent et que le rébus de nos origines, ruines et cendres, trouve sa solution." (pp. 40-41)
D'emblée, sa quête se trouve placée sous un double signe. Le signe des poupées, et le signe du feu. Des poupées qui, au Japon, jouent un rôle important dans de nombreux rituels. Des poupées que Keiko a découvertes dès son arrivée, bien installées dans une niche au fond de la cuisine de son nouvel appartement, et dont la présence n'est pas, tant s'en faut, toute bienveillance: "(...) elles sont là, elles attendent, écoutent et se taisent. On leur parle et les mots tombent sur elles comme dans un puits, avec un écho mat et perdu. On ne sait ce qui les touche vraiment, de nos pires tortures qu’elles supportent bouche cousue, souriantes, ou de nos marques d’amour qui se déversent en elles, signes de manque ou de trop-plein, et qu’elles reçoivent avec le même silence." (p. 22). Des poupées, enfin, qu'au Japon l'on a coutume de brûler au cours d'une cérémonie*, lorsque l'on n'en veut plus, car "les poupées ont une âme, on ne les jette pas ainsi au rebut." (p. 107), une cérémonie qui nous conduit donc tout droit au deuxième signe planant sur la recherche de Keiko: le feu qui ne cesse de hanter ses nuits pendant lesquelles elle rêve d'un jeune cerisier en fleur, brûlant de l'intérieur. Le feu resté prisonnier des roches volcaniques dont elle fait collection depuis l'enfance. Le feu, enfin, auquel sa mère, plutôt que de les jeter, livrait certains objets de la vie courante: "Je me souviens du souci de ma mère de ne jamais jeter au rebut les baguettes, pas plus que d’autres objets usuels, aiguilles de couture ou porte-mine. Elle les enveloppait dans du papier de soie, celui-là même qu’elle utilisait pour emballer les objets d’art de sa galerie, et les déposait pieusement dans la cheminée du salon, où elle les brûlait. Les objets en métal et en plastique calcinaient longtemps sans parvenir à disparaître. La femme de ménage emportait leurs restes avec les cendres." (pp. 20-21)
C'est une belle découverte que celle de ce livre qui s'impose durablement à l'attention par la force d'images récurrentes dont les subtiles variations dans leur répétition même renforcent encore les échos. Des images que je qualifierais volontiers de "redoutablement efficaces" si je ne craignais par là de les faire passer pour simplistes, ce qu'elles ne sont en aucun cas: si riches d'harmoniques, de profondeurs et de couleurs changeantes, tout comme le roman qui en est tissé.
* Une cérémonie que Chris Marker a d'ailleurs filmée dans son très beau et très étrange "Sans soleil".
Extrait:
"Est-ce le mouvement des feuilles, j’ai l’impression que les arbres progressent avec moi: ils m’accompagnent, figures tutélaires protégeant mes premiers pas, et me guident jusqu’à un coin de la muraille où pousse un jeune cerisier. Son printemps est splendide, ses branches ploient sous les fleurs, essaimant une pluie de pétales qui tombent avec la douceur molle des flocons. Face au jeune arbre, j’ai la certitude d’être devant un autre moi-même et je ressens au plus profond la joie de sa floraison, sa poussée de sève, juvénile et un peu folle. L’envie me prend de jouer, et je plonge les mains dans cette neige soyeuse et odorante. Aussitôt j’éprouve une terrible brûlure: les pétales ne sont que cendres, la terre dessous est une braise. Les mains à vif, me mordant les lèvres pour ne pas hurler, je recule, regarde sans comprendre l’arbrisseau si paisible en apparence dont l’écorce vert tendre se craquelle révélant un tronc gris: l’arbre brûle de l’intérieur, de ses branches calcinées s’envolent des pétales de feu. Mes pieds s’enfoncent dans la cendre, la brûlure me gagne, je me sens aspirée par le brasier sous la terre, prise au piège des racines mortes. De toutes mes forces, je m’agrippe au tronc fragile du jeune cerisier: qu’il lutte, pousse, grandisse, malgré ses branches mortes et les arbres centenaires indifférents au drame. Posant ma joue contre le jeune tronc, j’entends résonner des craquements sinistres: métamorphosés en lave, la sève consume l’arbre de l’intérieur et ses fleurs, cendres éparpillées, volettent autour de moi pareilles à des âmes perdues..." (p. 10)